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ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FHANÇAISE

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Û7tée

REMY DE GOURMONT

Esthétique

de la langue française

LA DÉFORMATION LA METAPHORE

LE CLICHÉ

LE VERS LIBRE LE VERS POPULAIRE

PARIS

SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE XV, nvE DE l'échavdé-saint-germain, XV

M DCCG XCIX

%■.

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE

Douze exemplaires sur papier de Hollande numérotés de i à la.

JUSTIFICATION DU TIRAGE

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.

PRÉFACE

PREFACE

Esthétique de la langue française, ce la veut dire: examen des conditions dans lesquelles la langue française doit évoluer pour maintenir sa beauté, c'est-à-dire sa pureté originelle. Ayant constaté, il y a déjà bien des années, le tort que fait à notre langue l'emploi inconsidéré des mots exotiques ou grecs, des mots barbares de toute origine, de toute fabrique^ je fus amené à raisonner mes impres- sions et à découvrir que ces intrus étaient laids exactement comme une faute de ton dans un ta- bleau, comme une fausse note dans une phrase musicale. Il me sembla donc que, sans rejeter in- considérément les observations (qualifiées mal à propos de règles) grammaticales, il fallait du moins ajouter un nouveau principe à ceux qui guident l'étude des langues, le principe esthéti- que. Voilà toute la première partie de ce livre, y comprises les notes sur la Déformation.

PRÉFACE

Le chapitre des métaphores pourrait tenir en vingt lignes, si on ôtait les exemples; si on y met- tait tous les exemples possibles, il demanderait vingt gros volumes. Il ne faut donc le regarder que comme une indication : il dira la possibilité d'un dictionnaire sémantique des langues de civilisation européenne. L'excuse de sa longueur , car il paraîtra long à beaucoup, c'est quen ces sortes de travaux il est défendu de demander à être cru sur parole; cette nécessité justifie encore l'aridité d'une nomenclature empruntée à diffé- rentes langues étrangères.

Je pense d^ ailleurs qu'il ne faut jamais hésiter à faire entrer la science dans la littérature ou la littérature dans la science; le temps des belles ignorances est passé; on doit accueillir dans son cerveau tout ce qu'il peut contenir de notions et se souvenir que le domaine intellectuel est un paysage illimité et non une suite de petits jardi- nets clos des murs de la méfiance et du dédain.

Je désire ajouter que ces études, car sans être de la philologie elles s'appuient constamment sur la philologie romane et sur la linguistique générale, ont été aperçues de ceux dont l'approbation m'était nécessaire, alors que^sans préparation apparente,

je me hasardais à des questions auxquelles il est d'usage, entre littérateurs, de ne pas répondre. Ce n est pas comme caution que je dis le nom de Vil- lustre Max Muller, maître des mythologies et des métaphores, ni celui de M. Gaston Paris, dont nous sommes tous les disciples, ce qui nest pas une raison pour qu'il ait approuvé autre chose dans mon Esthétique que le soin avec lequel j'ai défendu les principes que m'ont donnés ses travaux; c'est plutôt en manière de dédicace, et alors je n'oublierais pas M. Antoine Thomas, qui aime passionnément la langue française et qui l'a suivie jusqu'en ses plus mystérieuses métamor- phoses. M. Gaston Paris me permettra de citer ici quelques lignes de son écriture, car elles sont une critique et elles disent mapensée même, depuis que je les ai lues : « Sur quelques points (comme ce qui regarde l'orthographe) je ne serais pas tout àjail d^accord avec vous, et en thèse générale je ne sais si dans l'évolution linguistique onpeut faire autre chose qu'observer les faits; mais après tout dans cette évolution même toute volonté est une force et la vôtre est dirigée dans le bon sens. » Ma pensée c'est cela même, c'est que je ne suis qu'une force, aussi petite que l'on voudra, qui voudrait se dres-

ser contre la coalition des mauvaises forces des- tructives d'une beauté séculaire. Je n'ai à ma dis- position ni loisj ni règles, ni principes peut-être ; je n'apporte rien qu'un sentiment esthétique assez violent et quelques notions historiques : voilà ce que je jette au hasard dans la grande cuve fermente la langue de demain.

R. G.

23 mars i8gg.

ESTHÉTIQUE

DE LA LANGUE FRANÇAISE

Le caractère est le style d'une langue. Chaque langue a son caractère qui se révèle par les sonorités, par les formes verbales ; c'est dans les mots qu'il met d'abord son empreinte obscure et pro- fonde.

Guillaume de Humboldt.

Je défendrai toujours la pureté de la langue française.

Malherbe.

CHAPITRE PREMIER

Beauté physique des mots. Origines des mots fran- çais. — Les doublets. Le vieux français et la langue scolastique. Le latin réservoir naturel du français.

On ne s'est guère intéressé jusqu'ici aux mots du dictionnaire que pour en écrire l'histoire , sans prendre garde à leur beauté propre, de forme, de sonorité, d'écriture. C'est qu'on a cru sans doute que, dégagés de l'image ou de l'idée qu'ils contiennent, les mots n'existeraient plus qu'à l'état d'articulations vaines. La pho- nétique elle-même n'a pu rester complètement indifférente à la signification des mots dont elle analysait les éléments, et c'est ainsi qu'elle est arrivée à établir l'origine et la filiation de pres- que tous les vocables de la langue française. Mais on conçoit très bien, et il y a une phoné- tique pure qui, faisant abstraction de toute

ESTHETIQUE DE LA

sémantique, constate simplement la généalog-ie des sons, leurs mutations, leurs influences réci- proques. L'esthétique du mot, telle que j'es- saierai de la formuler pour la première fois, aura d'abord ce point de contact avec la phonétique qu'elle ne s'occupera que par surcroît du sens verbal, tout à fait insignifiant dans une question de beauté physique : la signification d'un mot ni l'intellig-ence d'une femme n'ajoutent rien ni n'enlèvent rien à la pureté de leur, forme. Pureté : voilà le déterminatif (i).

Il y a dans la langue française et dans toutes les langues novolatines, trois sortes de mots : les mots de formation populaire, les mots de for- mation savante, les mots étrangers importés brutalement; maison^ habitation^ home, sont les trois termes d'une même idée, ou de trois idées fort voisines ; ils sont bien représentatifs des trois castes d'inégale valeur qui se partagent les pages du vocabulaire français. Notre langue serait pure si tous ses mots appartenaient au premier type, mais on peut supposer, sans pré-

(i) Vaugelas, qui ne pouvait avoir qu'un sens instinctif de la pureté des mots, a le sens de leur beauté. 11 loue en ces termes insidieux : « il est beau et doux à l'oreille. »

LANGUE FRANÇAISE

tendre à une exactitude bien rigoureuse, que plus de la moitié des mots usuels ont été surajoutés, barbares et intrus, à ce que nous avons con- servé du dictionnaire primitif : la plupart de ces vocables conquérants, fils bâtards de la Grèce ou aventuriers étrangers, sont d'une laideur in- tolérable et demeureront la honte de notre lan- gue si l'usure ouFinstinct populaire ne parvien- nent pas à les franciser. Leur nombre croissant pourrait faire craindre que le français fût en train de perdre son pouvoir d'assimilation, ja- dis si fort, si impérieux; il n'en est rien, mais la demi-instruction, si malheureusement répan- due, oppose à cette vieille force l'inertie de plu- sieurs sophismes.

Cependant les mots du second et du troisième type peuvent avoir acquis, par le hasard des formations ou des déformations, une certaine beauté analogique ; ils peuvent être tels qu'ils aient l'air d'être les frères véritables des véri- tables mots français; cette pureté extérieure, qui ne fait point illusion au phonétiste, doit désar- mer le littérateur ; il nous est parfaitement in- différent, en vérité, que hélice^ agonie, gamme soient des mots grecs ; rien ne les différencie des

ESTHETIQUE DE LA

plus purs mois français ; ils se sont naturelle- ment plies aux lois de la race et leur fraternité est parfaite avec lice, dénie, flamme, véridiques témoins. Il y a aussi un grand nombre de ter- mes abstraits qui, quoique d'une physionomie assez barbare, nous sont indispensables, tant que le vocabulaire n'aura pas subi une réforme radicale ; dès qu'on touche aux abstractions, il faut écrire en gréco-français; cet essai sera, et est déjà plein de mots que je répudie comme écrivain, mais sans lesquels je ne puis penser. On ne peut les supprimer, mais on peut tenter de les rendre moins laids : cela sera Tobjet d'un des chapitres que j'ai le dessein d'écrire.

Pareillement, et avec moins d'hésitation en- core, il faut respecter la plupartdes mots latins qui sont entrés dans la langue sans passer par le gosier populaire, ce terrible laminoir. Ils sont mal formés; on n'a pas tenu compte, en les transposant, des modifications spontanées que la prononciation leur aurait fait subir si le peu- ple les avait connus et parlés; on les jeta bru- talement dans la langue, sans écouter aucun des conseils de l'analogie et on infesta ainsi le fran- çais de la finale atlon, qui peu à peu a détruit le

LANGUE FRANÇAISE I7

pouvoir de aison, finale normale, moins lourde et plus définitive. De potionem le peuple a fait poison et les savants potloji ; le peuple fut plus ingénieux et plus personnel, étant ignorant. Mais potion était utile, Tidée générale contenue dans potionem ayant disparu du mot popu- laire (i). La nécessité qui a fait doubler émoi par émotion est beaucoup moins évidente, et Ton ne voit pas bien que la langue qui avait émouvoir ait fait, en acceptant émotionner, une acquisition très importante ni très belle.

Poison et potion ; on appelle doublets ces mots de forme différente et de souche unique ; le second est venu doubler le premier soit à une époque assez ancienne^ soit au cours des siè- cles ou tout récemment. Ils n'ont jamais la même signification et c'est Fexcuse du mauvais; excuse assez faible, car, comme je l'expliquerai plus loin, un seul mot peut, sans qu'aucune confusion soit à craindre, porter jusqu'à dix ou douze sens différents.

C'est ainsi que la langue ayant tiré du latin capitale la forme cheptel a fait, avec le même

(i) Elle a également disparu de potion pour se partager en- tre breuvage et boisson.

i8

ESTHETIQUE DE LA

mot, la forme capital. Voici quelques exemples de doublets que je n'emprunte pas à l'opuscule de Brachet, quoiqu'ils s'y trouvent certaine- ment:

Latin

Vieux français

Français moderne

Monasleriiim

Moutier

Monastère

Ministerium

Métier

Ministère

Paradisus

Parvis

Paradis

Hospitale

Hôtel

Hôpital

Augurium

Heur

Augure

Unionem

Oig-non

Union (i)

Crypta

Grotte

Crypte

Décima

Dîme

Décime

Ariiculum

Orteil

Article

Navigare

Nager

Naviguer

Souvent, le sens s'étant perdu de la fécondité naturelle du français, un savant en quête d'un qualificatif, d'un dérivé est remonté au mot latin au lieu d'interroger le mot français :

Natalis

Noël

Natalité

Ostrea

Huître

Ostréiculture

Ranuncula

Grenouille

Renonculacées

(i) Il y a deux unio-nem, l'un disant oignon, l'autre union. Ce n'est donc pas un doublet véritable; mais si Je vieux fran- çais avait tiré un mot de unionem (unir), nous dirions, sans rire : Voignon fait la force.

LANGUE FRANÇAISE

10

Oxalia

Oseille

Oxalique

Me dalla

Moelle

Médullaire (i)

Auricula

Oreille

Auriculaire

Gracile

Grêle

Gracilité

Dies dominica

Dimanche

Dominical

Pediculum

Pou

Pédiculaire

Pneuma

Neume

Pneumatique

On doit avoir l'impression rien qu'à parcourir ces deux listes très écourtées, que si les mots de la seconde colonne sont français, ceux de la troi- sième ne le sont pas, ou très peu ; ils ne sont pas davantage latins, puisque jamais en aucun pays ils n'ont été prononcés tels que le diction- naire nous les offre aujourd'hui. Ils n'en sont pas moins, sauf le dernier, fort estimables; leur présence dans la langue est devenue presque un ornement en même temps qu'une garantie de solidité depuis que tant d'autres causes de des- truction sont venues l'assaillir et, partiellement, la vaincre.

Nous ne comprenons plus, sans études préa- lables, le vieux français ; la tradition a été rom-

(i) Il n'est pas très rare de lire : la moelle médullaire. Il ne faut pas trop rire, ni trop blâmer cela. Le langage d'usag-e n'a pas à tenir compte du sens étymologique des mots. Voir plus loin, à la fin du chapitre II.

20 ESTHETIQUE DE LA

pue le jour les deux littératures, française et latine, se trouvèrent réunies aux mains des let- trés ; les hommes qui savent deux lang-ues em- pruntent nécessairement, quand ils écrivent la plus pauvre, les termes qui lui manquent et que l'autre possède en abondance. Or, à ce moment le français paraissait aussi pauvre en termes abstraits que le latin classique, tandis que le latin du moyen âge, enrichi de toute la termi- nolog"ie scolastique, était devenu apte à expri- mer, avec la dernière subtilité, toutes les idées; ce latin médiéval a versé dans le français toutes ses abstractions ; la philosophie et toutes les sciences adjacentes s'écrivent toujours dans la lang-ue de Raymond LuUe, Identité, priorité, actualité sont des mots scolastiques. Cet ap- port, continué par les siècles, a presque sub- mergé le vieux français. On en était arrivé à croire, avant la création de la linguistique ra- tionnelle, que ces mots latins étaient les seuls légitimes et que les autres représentaient le résidu d'une corruption extravagante; mais la corruption elle-même a des lois et c'est pour ne pas les avoir observées qu'on a si fort gâté la langue française.

LANGUE FRANÇAISE

Il n'est pas bien certain, en effet, que le vieux français fût aussi dénué qu'on l'a cru : si les inno- vateurs avaient connu leur propre langue aussi bien qu'ils connaissaient le latin, auraient-ils nég-lig'é afaiture pour construction, ou sem- blance pour représentation ? La nécessité n'ex- plique pas tous ces emprunts; la vanité en ex- plique quelques autres : il a toujours paru aux savants de tous les temps qu'ils se différenciaient mieux de la foule en parlant une langue fermée à la foule. Dans l'histoire du français il faut tenir compte du pédantisme. Sur près de deux mille mots purement latins en sion et tion, il n'y en a pas vingt qui puissent entrer dans une belle page de prose littéraire ; il y en a moins encore qu'un poète osât insérer dans un vers. Ces mots, et une quantité d'autres, appartiennent moins à la langue française qu'à des langues particulières qui ne se haussent que fort rarement jusqu'à la littérature, et si on ne peut traiter cer- taines questions sans leur secours, on peut se passer de la plupart d'entre eux dans l'art essentiel, qui est la peinture idéale de la vie.

D'ailleurs les mots les plus servilement latins sont les moins illégitimes parmi les intrus du

ESTFÏETIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE

dictionnaire. Il était naturel que le français em- pruntât au latin, dont il est le fils, les ressources dont il se jugeait dépourvu et, d'autre part, quelques-uns de ces emprunts sont si anciens qu'il serait fort ridicule de les vouloir réprouver. Il y a des mots savants dans la Chanson de Ro- land. Au point de vue esthétique, si imperméa- bilisation et prestidigitatenr ^ par exemple, manquent vraiment de beauté verbale, il y a moins d'objections contre beaucoup de leurs frè- res latins, et d'autres, fort nombreux, sont très beaux et très innocents (i). Tout en regrettant que le français se serve de moins en moins de ses richesses originales, je ne le verrais pas sans plaisir se tourner exclusivement du côté du voca- bulaire latin chaque fois qu'il se croit le besoin d'un mot nouveau, s'il voulait bien, à ce prix, oubUer qu'il existe des langues étrangères, ou- blier surtout le chemin du trop fameux Jardin des Racines grecques. Le mal que ce petit livre a fait depuis deux siècles aux langues novo-lati- nes est incalculable et peut-être irréparable.

(i) Innocent est un mot de formation savante, qui remonte au XI* siècle. Du latin innocentem le peuple aurait fait ennuisant.

CHAPITRE II

Le sens du mot déterminé par sa fonction et non par son étymologie. Les mots détournés de leur sons pre- mier. — Les mots à sens nul et les mots à sens multi- ples. — Le mot est un signe et non une définition.

Sans compter les dérivés, la langue française contient environ quatre mille mots latins de for- mation populaire; il n'y a qu*à contempler le Dictionnaire de Godefroy pour apprendre que ces quatre mille mots ne sont que 'des témoins échappés à un grand naufrage. Les mots primi- tifs d'origine germanique sont encore dans le vocabulaire au nombre de plus de quatre cents; on compte dans la même couche ancienne, mais tout à fait à la surface, une vingtaine de mots grecs importés par les Croisés, au xiii^ siècle; la langue française ayant à ce moment un grand pouvoir d'assimilation, leur origine est mé- connaissable ; radicalement francisés, ils sont

24 ESTHÉTKjUE DE LA

devenus chaland^ chicane^ gouffre^ accabler^ avanie, La part du grec dans la langue fran- çaise originale est équivalente à celle du celti- que, nulle; elle est au contraire importante, au- tant que déplorable, dans le français moderne. On a fort bien dit que le nom n'a pas pour fonction de définir la chose, mais seulement d'en éveiller Timage. C'est pourquoi le souci des fa- bricateurs de tant d'inutiles mots gréco-français apparaît infiniment ridicule (i). Lorsqu'on in- venta les bateaux à vapeur, il se trouva aussitôt un professeur de grec pour murmurer pyros- caphe; le mot n'a pas été conservé, mais il figure encore dans les dictionnaires. N'importe quel assemblage de syllabes était apte à signifier ba- teau àvapeur aussi bien que pyroscaphe^ puis- que, même avec la connaissance du grec, il nous est impossible de découvrir dans cette aggluti- nation de termes l'idée de « bateau qui marche au moyen d'une machine à vapeur»; trouvé

(i) M. Antoine d'Abbadie imaginant un nouveau théodolite l'appela aba, « mot qui a l'avantage d'être court et sans étymo" logie ». {Bulletin de la Société de Géoc/raphie, sept. 1878.) A propos de théodolite, notons qu'il se trouve dans les diction- naires entre théodicée clthéogoniste ; cela donne envie de le tra- duire par route de Dieu.

LANGUE FRANÇAISE

dans les papyrus calcinés d'Herculanum, il se- rait légitimement traduit par brûlot (i). Ces équivoques sont inévitables lorsqu'on veut subs- tituer au procédé légitime de la composition ou de la dérivation le procédé, tout à fait enfantin, de la traduction. Tous ces mots empruntés au grec ont d'abord été pensés et combinés en fran- çais; et absurdes en français, ils ne le sont pas moins en grec.

La filiation d'un mot, même du latin au fran- çais, n'est presque jamais immédiatement per- ceptible ; très souvent le mot français a une si- gnification tout à fait différente de celle qu'il supportait en latin ; bien plus, à quelques siè- cles, et même à quelque cinquante ans de dis- tance, un mot français change de sens, devient contradictoire à son étymologie, sans que nous nous en apercevions, sans que cela nous gêne dans l'expression de nos idées; d'identiques so- norités expriment des objets entièrement dif- férents, soit qu'elles aient une origine divergente, soit qu'un mot ait assumé à lui seul la représen-

(i ) Les indigènes du Gabon, qui ne savent pas le grec, oQt nommé le bateau à vapeur bateau famée, ce qui est fort joli. ( Voyages d'Alfred Marche.)

20 ESTHÉTIQUE DE LA

talion d'images ou d'actes disparates (i). Il n y a que des rapports vagues, purement métaphori- ques, entre un grand nombre de mots français anciens et le mot latin dont ils sont la transpo- sition populaire : de frigorem (froid) k frayeur^ de rugitus (rugissement) à rut, ou de pedonem (piéton) à pion, de gurges (gouffre) à gorge, de marcare (marteler) à marcher, W y a si loin que la phonétique seule a pu identifier ces vocables divergents (2). Les mots chapelet et rosaire ont passé du sens de chapeau et de couronne de roses à celui de grains enfilés, et c'est de ce dernier sens brut que dérivent nécessairement, aujourd'hui, toutes leurs significations métapho- riques,amoureuses ou pieuses. Chapelle provient de la même racine que chapelet et signifie pro- prement un petit chapeau ; poutre vient de pul-

(i) Les trois mots poêle du français viennent de trois mots latins diûérenis, petalum, patellam et' pensiles. Les trois mots grâce (pitié, don, beauté) représentent le seul mot gratia. On compterait en français environ quinze cents mots dont le son se retrouve, avec des variantes orthographiques, dans un ou plu- sieurs autres mots. Le même son a quelquefois jusqu'à huit ou dix sens différents, de sorte qu'avec quinze cents sons la langue a fait au moins six mille mots.

Appelés jadis homonymes, ces mots sont dits maintenant homophones. Il y a un très riche Nouveau dictionnaire des mots homonymes par le sieur Delion-Baruffa (A Sedan, an XIII).

(2) Voir plus loin l'étude sur la Métaphore.

LANGUE FRANÇAISE 27

letrum et Ronsard remploya encore dans le sens de cavale.

Certains écrivains, amateurs d'étymologies, sont très fiers quand ils ont fait rétrog-rader un mot français vers la sig-nification stricte qu'il avait en latin; c'est un plaisir dang-ereux dont on abusa au seizième siècle. Des mots tels que montre., règle, ne possèdent d'autre sens que ceux que leur donne la phrase ils fig-urent; cahier^ voulant dire un assemblage de quatre choses, n'est représentatif d'un objet déterminé que parce que nous ig-norons son orig-ine; le mot d'où il est né, quaternus., a reparu en fran- çais moderne sous la forme médiocre de qua^ terne, M. Darmesteter a analysé dans sa Vie des Mots douze sig-nifications du mot timbre, (\\x\ vient de tympanum; il y en a d'autres (i), mais quel qu'en soit le nombre, nous ne les confon- dons jamais, pas plus que nous ne sommes troublés par la distance qu'il y a entre calmar^ au sens de plumier, et calmar, au sens de seiche monstrueuse : quel travail s'il nous fallait retrouver dans les douze ou quinze sig-nifications

(i) Par exemple, celle de : coffre l'on conserve les carafes

28 ESTHÉTIQUE DE LA

de timbre l'idée de tambour et dans calmar l'idée de roseau. Le mot arrive quelquefois à un sens absolument contradictoire avec son étymo- log-ie : un exemple assez connu mais curieux est celui de cadran, venu de quadrantem, qui avait pris la signification de carré. Le verbe tuer vient littéralement du latin tutari (protéger) (i). Il faut donc sourire de la prétention de cer- tains savants. Un mot n*a pas besoin de con- tenir sa propre définition. Dans l'instrument nommé télescope, l'idée de voir de loin n'est aucunement essentielle, mais si on la croyait nécessaire, le mot longue-vue était bien suffi- sant, et capable de porter, comme lunette, une double ou une triple signification. Le télescope aurait pu encore, sans aucun danger, être appelé tube ou tuyau; c'est ce dernier nom qu'il eût sans doute reçu, si le peuple avait été appelé à

(i) Tulari, tutari focum (protéger, puis étouffer le feu), étouj- fery tuer; ainsi a-t-on reconstitué Thistoire singulière de ce mot qui dit exactement le contraire de ses syllabes primitives. On dit encore en Normandie, tuer le feu ; dans le centre de la France et au Canada, tuer la chandelle. Malherbe a écrit: C'est que la terre était brûlée S'ils n'eussent tué ce flambeau. Défendre (il en était déjà de même du latin defendere) veut dire à la fois repousser et proléger.

LANGUE FRANÇAISE 29

le baptiser (i). Comme j urne lies, mot populaire, presque argotique, est joli, comparé à micros- cope, stéréoscope, d'une barbarie si savante et si triste I Au pédant qui invente binocle, l'ins- tinct heureux de rignorant répond par lorgnon; à cycle, tricycle, bicycle et tous leurs dérivés l'ouvrier qui forge ces machines oppose bécane : il n'a point besoin du grec pour lancer un mot d'une forme agréable, d'une sonorité pure et conforme à la tradition linguistique (2).

(i) Par peuple, en linguistique, il faut entendre, sans distinc- tion de classe, de caste, ou de couche, l'ensemble du public, tel que livré à lui-même et usant de la parole sans réflexion ana- lytique.

(2) Bécane, mot de la langue des serruriers, semble parallèle à béquille (quille à bec, canne à bec). Bécane serait la forme contractée de bec-de-cane, cgalemenl terme de serrurerie.

CHAPITRE III

Le gréco-français. Les mots à combinaisons étymo- logiques. — Les mots composés français. Le grec industriel et commercial. Le grec médical. Le grec et la dérivation française. Le grec et le fran- çais dans la botanique, l'histoire naturelle, la sociologie. Les dieux grecs.

Le grec, assez peu senti pour qu'on ose y tou- cher sans scrupule, offre aux fabricants de mots nouveaux une facilité vraiment excessive.

Au lieu d'interroger la langue française, d'é- tudier le jeu de ses suffixes, le mécanisme de ses mots composés, on a recours à un lexique dont la tolérance est infinie et qui se prête aux com- binaisons agglutinatives les plus illogiques et les plus inutiles. Avec deux signes (un peu retors, il est vrai), avec, par exemple, le mot chum (cloche) et un déterminatif, les Chinois disent : « Son que produit une cloche dans le temps de la gelée blanche ; » avec trois signes ils disent ; « Son

ESTHETIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE

3l

d'une cloche qui se fait entendre à travers une forêt de bambous (i). » Voilà sans doute Tidéal de tous ceux qui ignorent que, grâce à ce délicieux système, il faut une quarantaine d'années pour s'assimiler les « finesses » de ce langage immense mais immobile. Tout est prévu également par le gréco-français ; à la cloche chinoise il peut oppo- ser, dans un genre plus sévère, ictkyotypoliie ou épiplosarcomphale.

Il est très mauvais, même dans la plupart des sciences, d'avoir des mots qui disent trop de choses à la fois ; ces mots finissent par ne plus correspondre à rien de réel, les mêmes combi- naisons ne se représentant que fort rarement à l'état identique ; s'il s'agit de phénomènes sta- bles il faut les qualifier soit par un mot net et simple, soit par un ensemble de mots ayant un sens évident dans la langue que Ton parle. L'abondance des termes distincts est une pau- vreté, par la difficulté que tant de sonorités étrangères trouvent à se loger dans une mémoire et aussi parce que chacun de ces mots, réduit à une signification unique, est en lui-même bien

(i) Callery, Dictionnaire de La langue chinoise. Spécimen. 1842.

32 ESTHÉTJQUK DE LA

pauvre et bien fraj^ile. On arrive à ne coordon- ner qu'un assemblag'e énorme et disparate de vases de terre presque entièrement vides. Les langues viriles maniées par de solides intelli- g"ences tendent au contraire à restreindre le nom- bre des mots en attribuant à chaque mot con- servé, outre sa signification propre, une signi- fication de position. Ainsi le langage devient plus clair, plus maniable, plus sûr ; il donne, avec le moindre efFort, le rendement le plus haut. Il ne s'agit pas de bannir les termes techniques, il s'agit de ne pas traduire en grec les mots légi- times de la langue française et de ne pas appe- ler céphalalgie le mal de tête (i).

Le français, tout aussi bien que le grec et certaines langues modernes, se prête volontiers aux mots composés; on en relève plus de douze cents dans les dictionnaires usuels qui ne les contiennent pas tous, et il s'en forme tous les jours de nouveaux. Plusieurs méthodes ont été employées pour joindre deux idées au moyen de deux mots qui prennent un rapport constant ; celle qui semble aujourd'hui le plus en usage

(i) Noter que l'expression française, avec ses trois mots, est plus courte que l'unique mot j^rec.

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LANGUE FRANÇAISE 33

consiste à unir deux substantifs en donnant au second la valeur d'un adjectif; elle est infini- ment vieille et sans doute contemporaine des langues les plus lointaines que nous connais- sions. On peut se figurer un langage sans adjec- tifs ; alors pour dire un homme 7*apide (qui-court- vite) on dit un homme cheval (un coureur jadis reçut ce sobriquet) ; si le second terme passe dé- finitivement à ridée générale de rapidité, la lan- gue, pour exprimer l'idée de cheval, lui substi- tue un autre mot ; les langues bien vivantes ne sont jamais embarrassées pour si peu. Certains noms de couleurs en sont restés à la phase mixte, tantôt substantifs, tantôt adjectifs: teint brique^ cheveux aca/'ow, la Revue ^awmo/z (i) ; mais tout substantif français peut être employé adjective- ment : le champ de la composition des mots selon ce système est donc illimité (2). On forme encore beaucoup de nouveaux mots en faisant suivre d'un nom un verbe à l'impératif singulier ou un substantif verbal; cette méthode a enri-

(1 ) Cavallotti avait fondé un journal appelé Gazzettino rosa ^ nous disons de même une femme châtain. M. Daudet, dans ce cas, écrivait châtaine; aurait-il dit une barbe acajoue? 11 faut rester dans l'analoçie.

(2) Mots récents ain^i formés : cheval^vapeur, idées-forces.

34 ESTHÉTIQUE DE LA

chi la langue française depuis l'origine: coupe- gorge, tire-laiiie, pèse-goutte, hache-paille. Les combinaisons sont nombreuses par lesquelles se façonnent les mots composés ; ce n'est pas ici le lieux de les expliquer, mais on peut conseiller, en principe, à tous les innovateurs d'avoir tou- jours sous la main les deux livres admirables de Darmesteter sur la formation actuelle des mots nouveaux et des mots composés. On vient d'in- venter un appareil que l'on a bien voulu dénom- mer ciné zootr ope ; que nos aïeux n'ont-ils su le grec aussi bien que les photographes (encore un joli mot) et le tourjiebroche s'appellerait ^oxw' peusement To^e^i^co^ro/îe (i)!

C Inézootrope appartient au grec industriel et commercial : c'est une langue fort répandue, qui se parle au Marais et qui s'écrit dans les pros- pectus. Selon cet idiome, un empailleur de- vient un taxidermiste et un vitrier un vitrolo- gue; \q papier-cuir devient du papier skyto- gène (2) et toute pommade est philocome (3)

( 1 ) OêsXiaJCOç veut dire broche ou brochette.

(2) Sans doute pour scytogène (jxuto;).

(3) Littéralement qiii-soigne-sa-chevelare ; le mot est donc absurde.

LANGUE FRANÇAISE 35

comme tout élixir odontalgique (i). Beaucoup de ces barbarismes sont assez fug-itifs, mais il en demeure assez pour infecter même la lang-ue commerciale qu'on aurait pu croire à l'abri du delirmm fjrœcum. C'est que l'auteur d'une invention souvent insig-nifiante croit ennoblir son œuvre en la qualifiant d'un mot qu'il achète et qu'il ne comprend pas (2); c'est aussi que les commerçants connaissent le goût du peuple pour les mots savants; en prononçant des bri- bes de patois grec ou latin, la commère se ren- gorge et la femme du monde sourit, pleines de satisfaction. Un marchand d'appareils photo- graphiques a baptisé sa boutique, Photo-Empo- rium; il vend des vitagraphes et des krom- skopest Telindustriel se vanted'être le créateur du cuir pantarote. Celui-ci trafique orgueilleu- sement d'huiles qu'il dénomme : enginer-auto

(i) Même remarque j le sens direct est :qui-fait-mal-aux-dents. Pour dire l'art de restaurer les livres, Nodier conseille sérieu- sement bibliuguiancie.

[9.) L'inventeur qui a décoré sa lanterne du nom de biographe ignorait peut-être l'existence antérieure de ce mot dans rusa|s;'e français; il ignorait encore bien plus que ^to; signifie surtout la vie humaine et ne possède pas l'idée générale de vie qui est te- nue par "(.tùtt ou ouats. Le mot français biologie veut dire en grec biographie.

36 ESTHÉTIQUE DE LA

et moto-naphta ! \oi\s. les résultats de Tinstruc- tion vulgarisée sans goût. Il y a quelque chose de honteux, mais le grand point est de parler français le moins possible et d'avoir Tair, en prononçant des syllabes barbares, d'avouer un secret.

Les médecins de Molière parlaient latin, les nôtres parlent grec. C'est une ruse, qui augmente plutôt leur prestige que leur science. Ils com- mencèrent à user sérieusement de ce stratagème au dix-huitième siècle; du moins ne voit-on, avant cette époque, même dans Furetière, que peu de termes médicaux tirés du grec. Peu à peu ils se mirent à divaguer dans une langue qu'ils croyaient celle d'Hippocrate et qui n'est qu'un jargon d'officine. Les vieux noms des maladies, tels que pourpre^ grenoinllette, poil(i), taupe, écrouelieSy échauboulures, tortue^ ongle, clou, fer-chaud, fie, thym (verrue) furent chassés; chassées aussi les appellations populaires comme : mal S. Antoine, mal rose, mal des Ardents, trois noms de Térysipèle; comme mal d'aven- ture, pour panaris, mal S. Main, pour la gale,

(i) Maladie du sein dont le nom était, il est vrai, à une erreur assez ridicule.

LANGUE FRANÇAISE _ 87

mal de mère, pour hystérie ; comme mal caduc, haut mal et mal S, Jean, pour épilepsie. Ce- pendant Villars les cite encore (i) ainsi que les noms vulgaires des instruments de chirur- gie ; èec de cygne, bec de cane, bec de grue, bec de lézard (2), bec de perroquet, bec de corbeaUy bec de bécasse, pélican, érigne, feuille de myrte, etc. Il nous apprend que le sieur Mauriceau, accoucheur, ayant inventé un instrument, l'appela tire-teste. Ce médecin osait encore parler français. J'ignore le nom de Fac- tuel tire-tête, mais je suis sûr que ce nom com- mence par céphalo (3). Malgré ce retardataire la nomenclature médicale s'ornait de vocables décisifs. On avait décidé de nommer acrochor- dons les verrues, emprosthotonos les convul- sions, lipothymie la pâmoison, alexipharma-

(i) Dictionnaire françois-latin des termes de médecine et de chirurgie par Elie Col de Villars; Paris, 1753. Il cite aussi de curieux noms de bandages : épi, doloire, fanons, œil, éper- vier, etc.

(2) Comme on se figure difficilement le bec d'un lézard, voici l'article de Col de Villars : « Bec de lézard, s. m. Rostrum la- certinum, i. s. n. C'est aussi [comme le bec de grue] une espèce de tire-balle ou de pincettes dont les lames qui forment la partie antérieure sont applaties. »

(3) Nom médical de léle, en composition. Cerveau, cervelle, trop clairs, de trop bonne langue, sont remplacés par encéphale, .en composition, encéphalo.

i^8 ESTHÉTIQUE DE LA

ques les contre-poisons, ànacathartiques les expectorants, eccoprotigues les purgatifs, ana- plérotigues les cicatrisants; il y eut des médi- caments antihypocondriagnes , à savoir : Tel- léborenoir, la scolopendre, l'hépatique, le senne, le safran de mars, les capillaires et l'extrait pancliimagogue . Ce fut un grand progrès d'a- voir appelé hisiérotomotocie l'opération césa- rienne, SCO lopomacherion le bec de bécasse et méningophylax un couteau à pointe mousse pour la chirurgie de la tête!

Les médecins modernes n'ont presque rien inventé de plus absurde, mais ils ont inventé davantage, et renouvelé à la fois leur science et l'art d'en voiler la faiblesse au vulgaire. Le D"* Bazin, qui avait du mérite, aurait rougi de ne pas appeler un cor, lylosis (i). La petite maladie des paupières qu'Ambroise Paré nom- mait ingénument des grêles^ ses héritiers l'ont baptisée chalazion; ce mot était technique dans la médecine grecque, mais grêles (y^aXaZa) le traduit fort bien, image pour image. « Les mé-

(i) Le Professeur Brissaud, Histoire des expressions popu- laires relatives à la médecine (1888), livre fort intéressant et qui m'a été des plus utiles pour ce chapitre sur le grec médical.

LANGUE FRANÇAISE Sq

decins, dit avec sagesse M. Brissaud, sont cou- pables de conserver et surtout d'inventer des formes bâtardes, métissées de g-rec et de latin, dans les cas le fond de notre langue suffirait amplement ));.et il cite le mot excellent de cail- loute, nom d'une phtisie particulière aux cas- seurs de cailloux, ou provoquée par des pous- sières minérales ; les iiosographes , le trouvant trop clair et trop français, Tout biffé pour écrire pneumochalicose. Mais n'avaient-ils pas déjà f^\yhsi\iw.é phlébotomie à saignée! Voici sans ob- servations une liste de mots français avec leur nom correspondant en patois médical; on juge- ra de quel côté sont la raison et la beauté :

Adéphagie Fringale

Adénoïde Glanduleux

Agrypnie Insomnie

Advnamie Faiblesse

Omoplate Palette, Paleron (res- tés comme termes de boucherie)

Ombilic Nombril

Pharynx K\di\o\T {vieux fran- çais)

Zygoma Pommette

Thalasie Mal de mer

40 ESTHÉTIQUE DE LA

Epilepsie Haut-mal

Asthme Court-vent

Ephélides Son (taches)

Ictère Jaunisse

Naevi Envies

Phlyctène Ampoule

Ecchymose Bleu, Meurtrissure,

San^ - meurtri (vieux français)

Myodopsie Berlue (latin : bislacere)

Diplopique Bigle

Apoplexie Coup de sang-

On pourrait continuer, car le vocabulaire gréco-français est fort abondant. Les lexiques spéciaux contiennent environ trois mille cinq cents mots français tirés du g"rec, mais ils sont tous incomplets; il est vrai que Tun de ces ou- vrages attribue au grec la paternité d^une quan- tité de vocables purement latins, ou allemands, comme pain et ôa/le. L'auteur, pour l'amour du grec, fait venir bogue, une sorte de poisson, de Boao), qui veut dire crier : c'est peut-être aller un peu loin ! Mais le nombre exact de ces mots im- porte peu; il y en aura toujours trop, bien qu'ils meurent assez rapidement. Rien ne se fane plus vite dans une langue que les mots sans

LANGUE FRANÇAISE ^l

racines vivantes : ils sont des corps étrangers que l'org-anisme rejette, chaque fois qu'il en a le pou- voir, à moins qu'il ne parvienne à se les assimi- ler. P)wsthèse, terme grammatical, élégante traduction de greffe l a échoué sous la forme prothèse chez les dentistes qui bientôt n'en vou- dront plus. Déjà les médecins qui ont de l'es- prit n'osent plus guère appeler carpe le poignet ni décrire une écorchure au pouce en termes destinés sans doute à rehausser l'état de duel- liste, mais aussi à ridiculiser l'état de chirurgien. Si beaucoup de mots nécessaires à la médecine et à l'anatomie (celui-ci même, par e'xemple) sont irremplaçables, il faut tout de même tenter de les rendre moins laids en les francisant complè- tement et non plus seulement du bout de la plume; nous examinerons ce point.

De l'usage des termes grecs dans les sciences médicales, on donne cette explication qu'il est impossible de tirer tel dérivé nécessaire de tel mot français. Que faire de oreille^ par exemple, ou de œil ? Mais du mot œil l'ancienne langue a ÛTé œillet, œillade, œillère {i)-, de oreille,

(i) Œillette, anciennement o/ie^^e, se rattache à oleum, olium, huile.

42 ESTHÉTIQUE DE LA

elle a tiré oreillon {or^illon, dans Furelière), oreillard, oreiller, oreillette, oreille (terme de blason). Oreillon^ c'est pour le peuple toute maladie interne de Toreille ; cela vaut hmnotite, il semble. Œil était tout disposé à donner bien d'autres rejetons : œiller, œilliste, œillage, œil- Ion, œil lard, etc.; et oreille : oreilUste, oreil- leur, oreillage. Qm même peut affirmer que ces termes ne sont pas usités en quelque métier ?

Mais le médecin des yeux eût rougi de s'ap- peler œilliste, comme le médecin des dents s'appelle dentiste; déjà la qualification à'ocu- liste, insuffisamment barbare, humilie ses pré- tentions : il est ophtalmologue. Il y a aussi des otologues, des glossologues et peut-être des onyxologues.

Comme la médecine, la botanique, dont les éléments premiers, les noms vrais des plantes, sont pourtant de forme populaire, a été ravagée par le latin et par le grec. Là, il v^^ a aucune excuse, car toutes les plantes ont un nom origi- nal et rien n'obligeait les botanistes français à accepter la ridicule nomenclature de Linné, alors que la nomenclature populaire est d'une richesse admirable. Pour le seul mot clema-

LANGUE FRANÇAISE l\'6

lis vitalba ou clématite^ en véritable français, viorne^ du latin viburimm, il n y a pas dans la langue et dans les dialectes moins d'une centaine de noms (i); en voici quelques-uns, parmi lesquels on pouvait choisir : aubevigne, vigne blanche, vlg7iolet, fausse vigne, xieuillet, vioche, vigogne\ viorne, vienne, vianne, viaune, liaune, liane, viène, vène, liarme, iorne, ram- pille, et des mots composés très pittoresques : barbe de chèvre, barbe au bon Dieu, cheveux de la Vierge, cheveux de la Bonne Dame, consolation des voyageurs (2). A quoi bon alors le mot clématite (qui n'est d'ailleurs pas laid) ? Quel est son rôle si ce n'est celui de négateur de tous ceux qu'il a l'orgueil de remplacer ? Elle est singulière la légendaire pauvreté d'une lan- gue où l'on pourrait dans l'écriture d'un paysage nommer trente fois une plante sans répéter deux fois le même nom! Mais une langue est toujours pauvre pour les demi-savants (3). Que d'images

(i) E. Rolland, Flore populaire, lome l*^

(2) Les Anglais disent aussi : Traveller's joy, parce que la viorne annonce un village prochain.

(3) Il ne faut pas confondre cette opulence Imaginative ou ver- bale, qui témoigne de la vitalité d'une langue, avec l'indigente richesse dont on a parlé plus haut, qui ne met en circulation que de la fausse monnaie.

44 ESTHÉTIQUE DE LA

pleines de grâce dans ces noms que le peuple donna aux fleurs 1 Ainsi Vadonis aestivalis ou antumnalls est appelé : goutte de sang, sang de Vénus, sang de Jésus; V anémone nemo- rosa est la pâquerette, la demoiselle^ la Jean- nette, la fleur des dames; \di pulsatilla vul- garis est la coquelourde, la coguerelle, le co- queret, la coquerette, la clochette, le passe- velours, la fleur du vent. Cette coquerelle, des botanistes ont osé la dénommer alkékange, mot dont j'ig-nore l'orig-ine (i), mais dont la laideur est trop évidente. Uortie de mer est devenue Y acalèphe ; le chardon, une acanthe, et Vépine- vinette, une oxyachante ; Tâne qui broute en remuant les oreilles reçoit la qualification pom- peuse à'acanthophoge.

Sous le nom de zoologie, l'histoire naturelle s'est glorifiée, comme la botanique, d'un mépris complet pourla langue populaire et raisonnable: V espadon est promu à la dignité de xiphias et le raveçon devient un ?^ra;zo5co/?e, de sorte qu'on doute si ce poisson n'est pas plutôt une lunette

(i) C'est sans doute de l'arabe d'officine. Hadrianus Junins le cite comme synonyme de halicacabus et lui donne pour correspondants en français (xvu siècle) : coquerets, coulebobes^ alquequanges, baguenaudes.

LANGUE FRANÇAISE 4 5

d'approche; les fourmiliers sont des orycté- ropes ; les crabes, des ocypodes; les chauves- souris, des chéiroptères ; traduit bien soigneu- sement en gréco -français, le fourmi-lion (i) devient le myrméléon.

Il j a un oiseau que BufFon appelle coî/r/«,9 de terre ou grand pluvier ; Belon, pour le mieux caractériser, adopte le terme populaire, jambe enflée, lequel est fort juste, puisque ce pluvier est remarquable par un renflement particulier de la jambe au-dessus du genou. Une telle bon- homie a choqué les naturalistes modernes et ils ont traduit soigneusement en gx^c jambe enflée, ce qui a donné le mot charmant œdicnème. Ce sont les mêmes ravageurs qui baptisèrent bruta- lement orthorrhyngue le miraculeux oiseaU' mouche, la petite chose ailée par excellence, et dont on disait jadis qu'il vole sans jamais se reposer, qu'on croyait dénué de pattes, parce que les Indiens qui le capturaient les enlevaient si adroitement que toute trace de la blessure avait disparu ! Une histoire naturelle pour les enfants commence ainsi un chapitre : « Le nom

(i) Sur ce mot voir plus loin, page aog.

46 ESTHÉTIQUE DE LA

du chœropotamos vient de deux mots grecs, clioiros^ porc, et potamos, rivière. » N'est-elle pas amusante cette explication, qui répète sans doute littéralement le raisonnement du savant inventeur de ce mot grotesque ? Mais ni le sa- vant ni personne n'ont jamais songé combien il serait simple, clair et logique, et économique de dire, avec naïveté : porc de rivière. Ensuite les Grecs pourront traduire cela en grec, les An- glais en anglais, les Allemands en allemand; cela ne nous regarde pas.

Outre sa nomenclature, je veux encore re- lever quelques mots galants tels que chondrop- térygien et macrorrhynque (comment des créa- tures humaines ont-elles pu émettre de tels sons (i), volontairement?), l'histoire naturelle possède une langue générale dont elle a mal- heureusement imposé l'usage aux historiens et aux critiques. En voici un aperçu :

Anthropozoologique (2) Morphologie

(i) En astronomie, le terrible sizygie est à peu près impossi- ble à prononcer; on le croirait inventé pour quelque o jeu de société », comme Gros yras grain d'orge, quand te dégrogra- ffraindorgeriseras-tu ?

(2) J'ai relevé ce mot et le suivant, car il s'agit de les prendre en des livres de littérature, dans une étude de M. Faguet sur les fables de La Fontaine. Je prends la plupart des autres dans

LANGUE FRANÇAISE

47

ADthropomorphique

Anthropololog-ie (?)

x\nthropopilhèque

Dolichocéphale

Mésaticéphale

Brachycéphale

Hvperdolyclîocéphalique

Brachychéphalisante

Bi-zyg"omatiqiie

Eugénésique

Microororanisme

Microbiologie

Bio-sociologique

Chorographie.

Sociologiquenient

Paléoethnologie

Mammologique

Leptorrhinienne

Néolithique

Néanderthaloïdes

Protohistorique

Troglodytes

Mégalithiques

Métazoaire

Protozoaire

Hyperzoaire

Quelques-uns de ces mots sont d'une laideur neutre et bête; les autres sont hideux à dégoû- ter de la science et de toute science. BufFon cependant, qui avait du génie, a écrit sur

un excellent livre de M. Jean Laumonier, la Nationalité fran- çaise. II. les Hommes. On les trouverait également épars en des centaines, en des milliers d'ouvrages récents et jusque dans les romans à prétentions scientifiques. Beaucoup sont usuels : ils n'en sont pas meilleurs. Cette liste montrera l'étendue et la gravité du mal qui opprime la langue française. Nodier disait déjà, en 1828 : « La langue des sciences est devenue une espèce d'ar'got moitié grec, moitié latin... Il faut prendre garde de l'introduire dans la littérature pure et simple... « Le mal est fait. Le même Nodier fait remarquer, quoique bien respectueux du grec, combien il est ridicule et impropre de dire en français alphabet AM lieu de abécè ou abécédaire^ selon les cas. [Examen crilique des Dictionnaires.)

48 ESTHÉTIQUE DE LA

rhomme tout un volume, encore scientifique- ment valable, et clans une langue qu'un enfant de douze ans comprend à la première lecture. _ La notion contenue dans hyperdolychocéphale " n'est pas de celles dont l'importance puisse jus- tifier la méchanceté du mot.

Le grec admettait des combinaisons de lettres que nous ne pouvons plus juger, la pronon- ciation ancienne nous étant inconnue ou mal connue. C'est pourquoi aucun mot grec, ni même les noms propres, ne peut être transposé litté- ralement en français. J'ignore comment les Grecs articulaient 'HpaxXvjç, mais certainement ils ne disaient pas Hèraklès. Hercule n'est pas une transcription beaucoup moins exacte. Du xiv^ au xvii° siècle, le français, alors si puissant, avait dompté et réduit au son de son oreille presque tous les noms grecs historiques. C'est de cette époque que datent Troie, Ulysse, Hélène, Achille, Cléopâtre, Thèhes, qu'on a voulu réformer plus tard et arracher de la lan- gue en les écrivant Troie, Odysseus, Hélène, Akhilleus, Clèopatrè, Thébè. Quant à la néces- sité de différencier Iloasiowv d'avec Neptunus, elle est certaine; là, on pourra peut-être innover,

^i

LANGUE FRANÇAISE 49

mais en se souvenant que notre langue est latine et que la transcription latine de TroceiBwv est Posidion (i). Il faut beaucoup de tact et beaucoup de prudence pour franciser des mots g-recs, sans offensera la fois le grec et le français.

(i) Nom de plusieurs villes et, en particulier, nom ancien de Gatomeria, dans l'île de Ghio : Posidion.

I

CHAPITRE IV

La langue française et la Révolution. Le jargon du système métrique. La langue traditionnelle des poids et mesures. La langue des métiers : la maréchalerie, le bâtiment, etc. Beauté de la langue des métiers, dont l'étude pourrait remplacer celle du grec.

Victor Hugo se vantait d'avoir libéré tous les mots du dictionnaire. II songeait aux mots an- ciens qui sont beaux comme des plantes sauva- ges et de même origine naturelle et spontanée. Mais son génie d'anoblir les moindres syllabes eût échoué devant les monstres créés par la Révolution (i); il eût échoué et il eût reculé de- vant millUltre, décistère et kilo !

(i) 11 y a une création contemporaine de la Révolution qui a généralement échappé à toute critique, c'est, dans le Calendrier républicain, les noms des mois de l'année. Et en effet la beauté de ces douze mots est vraiment originale ; on ne peut rien repren- dre dans leur sonorité et presque rien dans leur forme. Ce pres- que rien concerne nivôse, vendémiaire , messidor et thermidor, mots qui n'ont aucun sens en français, tandis que brumaire, ])ar exemple, ou prairial, ou ventôse sont de tout point parfaits.

I

ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE 5l

Je n'ai pas qualité pour juger des avantages offerts par le système métrique, ni pour affirmer que la routine des Anglais ait entravé leur déve^ loppement commercial et restreint leur expan- sion dans le monde. Il ne s'agit en cette étude que de la beauté verbale et je dois me borner à chercher si le mot grain est moins beau que le mot décigramme, si l'extraordinaire kilo n'est pas une perpétuelle insulte au dictionnaire fran- çais (i).

Cette abréviation, plus laide encore que le mot complet, est fort usitée; kilo et kilomètre sont même à peu près les deux seuls termes usuels que le système métrique ait réussi à in- troduire dans la langue, puisque litre sous cette forme et sous celle de litron existait déjà en

Ah ! que l'auteur de cette merveille n'a-t-il été chargé de la no- menclature du système métrique! Peut-être, aussi bien, n'avait- il que cela à dire dans sa vie, car si c'est le même Fabre d'É- glantine qui imagina les primidi, duodi, tridi, il faut avouer que il ne fut pas très heureux. D'ailleurs, malgré leur grâce ou leur langueur, ni prairial, ni brumaire n'auraient pu, de long- temps, évoquer tout ce qu'il y a pour nous dans le triste octobre ou dans le clair mai :

Tune etiam mensis madius florebat in herbis. (xii« siècle.) (i) Francis Wey s'est amusé à substituer, en des phrases de conversation, certains de ces mots aux mots traditionnels, déca- gramme, par exemple, à once : « Elle ne pèse pas un déca- gramme! »

KSTUKTIOUE DE LA

français (i). En 1812, devant la répugnance bien naturelle du peuple, on dut permettre le retour des anciens mots proscrits qui s'adaptèrent dé- sormais à des poids et à des mesures conformes à la loi nouvelle. Il restait à adoucir la théorie, comme on avait adouci la pratique et à faire rentrer dans renseignement primaire les termes français chassés au profit du grec; on ne l'a pas osé et l'on continue à enseigner dans les écoles toute une terminologie très inutile et très ob- scure. Aujourd'hui comme durant tous les siè- cles passés, le vin se vend à la chopine^ au démi- se lier, au verre; et dans les provinces les vieux mots pots, pinte, poisson, roquille, demoiselle et bien d'autres sont toujours en usage ; pièce, fondre, velte, queue, baril, pipe, feuillette, muid, tonneau, quartaut n'ont point capitulé devant hectolitre, ni boisseau, ni barrique, ni hotte. En Normandie le mot hectare est tout à fait incompris, hormis des instituteurs primai- res : là, comme sans doute dans les autres pro- vinces, le champ du paysan s'évalue en acres,

{i) Litre y au sens de bande de couleur noire, est identique à liste (anciennement lisire], du vieux haut-allemand lista). Le litron était la seizième partie du boisseau ; ,?on étymologie est incertaine.

LANGUE FRANÇAISE 53

arpents, joiLrnaux, perches, toises, verges et vergées. Les marins en sont restés à la lieue, à la brasse, au mille, au nœud, et plusieurs corps de métier, notamment les imprimeurs, prati- quent uniquement le système duodécimal, soit sous les noms de point, ligne, pouce et pied, soit au moyen d'un vocabulaire spécial. Qui en- tendit jamais prononcer le mot stère"^ Les bû- cherons qui mesurent encore le bois au lieu de le peser se servent plus volontiers de la corde, et les auvergnats, de la voie. Cette racine inu- sitée n'en a pas moins fructifié : elle a donné sté- réotomie, stéréoscope, stéréotypie, mots élé- gants et qui ont le mérite de prouver qu'il ne peut y avoir aucun rapport rationnel entre la signification et l'étymologie. Les pauvres en- fants auxquels on a fait croire que les syllabes du mot stère contiennent l'idée de solide ne sont-ils pas tout disposés à comprendre stéréo- 5C0/?e ? Heureusement que, moins respectueux que leurs maîtres, ils oublient bientôt ces mots absurdes ; les ouvriers stéréotypeurs n'ont pas tardé à imposer clichage et cliché.

En dehors du système officiel, mètre a été d'une terrible fécondité; allié tantôt à un mot grec,

3.

o/f ESTHÉTIQUE DE LA

tantôt à un mot latin, car tout est bon aux bar- bares qui méprisent ialang-ue française, il donna une quantité de termes inutiles et déconcertants tels que chroaometre, microchronomètre ^ celé- rlmètre (que Tinstinct a tout de même éliminé pour prendre compteur), anthropométrie. Ce dernier mot est d'autant plus mauvais qu'il ne dit rien de plus que mensuration, doublet du vieux mesurage, malheureusement dédaigné. On pré- pare pour l'Exposition une grande carte des récifs et des profondeurs des côtes de France ; ce titre donnerait! une bien médiocre idée des talents de Fauteur ; aussi a-t-il dénommé sa carte litholo- gico-isboathométrique. Voilà qui est sérieux. Le système métrique pouvait très bien se con- cilier avec le vocabulaire traditionnel ; c'est ce qui est advenu dans la pratique de la vie, et encore que les lois (singulières tracasseries!) défendent d'imprimer le mot sou dans une indication de prix, peu de gens se sont encore résignés à appeler ce pauvre sou proscrit autre- ment que par son nom unique et vénérable. Comme les Poids et Mesures, la plupart des mé- tiers ont eu à subir l'assaut du gréco-français, mais la plupart ont assez bien résisté, opposant

LANGUE FRANÇAISE 55

au pédanlisme la richesse de leurs langues spé- ciales créées bien'avant la vulgarisation du grec. Sauf quelques mots par lesquels d'académiques vétérinaires voulurent glorifier leur profession, la maréchalerie se sert d'un dictionnaire entiè- rement français, ou francisé selon les bonnes règles et les justes analogies; parmi les plus jolis mots de ce répertoire peu connu figurent les termes qui désignent les qualités, les vices ou la couleur des chevaux; azel^ aubère^ balzan^ alzan, bégu, cavecé, fingari^ oreillard^ rouan, zain. Récemment la racine nrTuoç est venue don- ner naissance, d'abord à Y hippologie (qui n'est autre que la maréchalerie), puis à Vhippopha- gie; les palefreniers sont devenus très proba- blement des hippobosques et enfin, ceci est plus certain, la colle faite avec la peau du cheval a pris le nom magnifique à'hippocolle. Ce mot n'est-il pas un peu trop gai pour sa significa-i tion?

La vénerie et le blason possèdent des langues entièrement pures et d'une beauté parfaite; mais il m'a semblé plus curieux de choisir comme type de vocabulaire entièrement français celui d'une science plus humble, mais plus connue, celui

56 ESTHÉTIQUE DE LA

de l'ensemble des corps de métier nécessaires à la construction d'une maison.Oue l'on parcoure donc « le Dictionnaire du constructeur, ou vocabulaire des maçons, charpentiers, serruriers, couvreurs, menuisiers, etc. (i) )), et Ton verra que tous les outils, tous les travaux de tous ces ouvriers ont trouvé dans la langue française des syllabes ca- pables de les désig-ner clairement. La lente orga- nisation d'une telle langue fut un travail admi- rable auquel tous les siècles ont collaboré. Elle est faite d'images, de mots détournés d'un sens primitif et choisis pour un motif qu'il est sou- vent difficile d'expliquer. Voici quelques-uns de ces termes dont plusieurs sont familiers à tous sous leur double signification : marron, talon, barbe, jet-d'eau, valet, chevron, poutre, dos- d'âne, poitrail, corbeau, œil-de~bœuf, gueule- de-loup, tête-de-mort, gueue-de-carpe, et tous noms d'engins destinés à soulever des fardeaux: bélier, mouton, mou fie, grue, chèvre, vérin(2). Le nom àe, jet-d'eau donné à une sorte de rabot est fort joli par l'image évoquée des copeaux qui surgissent au-dessus du contre-fer ; il sem-

(i) Par L.-Pernot (1829).

(2) S'il faut le rattacher au latin i>^rrem.

LANGUE FRANÇAISE 67

ble nouveau dans cette signification (i), mais la langue des métiers toujours vivante et si in- connue est en perpétuelle transformation . Je ne suis pas éloigné de songer qu'il serait plus utile de faire apprendre aux enfants les termes de métier que les racines grecques (2); leur esprit s'exercerait mieux sur une matière plus assimi- lable, et si Ton joignait à cela des exercices sur les mots composés et les suffixes, peut-être pren- draient-ils plus de goût et quelque respect pour une langue dont ils sentiraient la chaleur, les mouvements, les palpitations, la vie.

(1) Il figure avec un autre sens dans le dictionnaire de Pernot, ainsi que ffueule-de loup et rijlard, autres outils de menuisier.

(5) « Furelicres avait raison de regretter le nom énergique d'orffueil, employé par les ouvriers pour désigner l'appui qui fait dresser la tète du levier, et que les savants appelaient du beau nom à'hypomoclion. » Marty-Laveaux, De l'enseignement de notre langue (1872). On se souvient des conseils donnés par Ronsard dans son Art poétique'- « Tu practiqueras bien souvent les artisans de tous mestiers,.. »

CHAPITRE V

Les mots gréco-français jugés d'après leur forme et leur sonorité. Comment le peuple s'assimile ces mots. Rejet des principes étymologiques. L'orthographe et le « fonétisme ».

Tout n'est pas mauvais dans les récents lan- gages techniques. Naguère, obligée à des abré- viations par la longueur hostile de certains voca- bles, la chimie a adopter, pour signifier tout un ensemble de combinaisons complexes, tel suffixe assez heureux. Sur l'analogie de vitriol nous avons vu naître aristol^ formol, menthol, goménol, mots très acceptables et d'une bonne sonorité. Ainsi, après avoir réprouvé les très anciens termes couperose, nitre, esprit-de-sel, vitriol, pour leur substituer sulfate de cuivre, azotate de potasse, acide chlorhydrique, acide sulfurique, les chimistes ont dû, tout comme les alchimistes, négliger dans le mot nouveau la

ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE Sq

notation des éléments combinés dans la matière nouvelle. Ce retour à l'instinct est un grand progrès linguistique. Des suffixes en ose^ la chi- mie et la médecine ont créé les mots àoni glu- cose, amaurose sont des types assez bons et qui démontrent qu'avec un peu de goût la formation savante serait maniable sans danger pour la lan- gue. Enfin tous les vocabulaires techniques ont trouvé dans le grec des mots faciles à franciser et immédiatement acceptables; je citerai glène, galène, malade, lycée, mélisse, en renvoyant aux premières pages de cette étude l'on trou- vera les raisons de leur beauté analogique.

Us ont une forme heureuse, mais par hasard ; et pourtant tout mot grec aurait pu devenir fran- çais si Ton avait laissé au peuple le soin de l'a- mollir et de le vaincre.

xl^M/Tze figure dans la langue depuis plusieurs siècles, ainsi que la phthisie (ou phtisie, avec une incorrection), mais Tusage les avait très heureusement déformés en asme et en tésie(i) ; c'est d'ailleurs pour nos organes une nécessité

(i) Etique, déformation de hectique, est resté dans la langue. On trouve aussi tiaie. Hadrianus Junius traduit labes par Vétic- que ou tisie. La térébenthine èlah devenue joliement tourmen- tine (Dictionnaire de VVailly).

60 ESTHÉTIQUE DE LA

que cet adoucissement. Lesalmanachs de l'école de Salerne avaient encore popularisé apoplexie^ paralysie, épilepsie, anthrax, mais la langue ne les avait admis qu'avec des modifications consi- dérables '.popelisie, palacine, épilencie, antras, mots excellents et très aptes à signifier claire- ment les maladies qu'ils représentent (i).

Nous sommes devenus trop respectueux et trop timides pour que Ton puisse conseiller au- jourd'hui de soumettre à ce traitement radical les mots gréco-français du répertoire verbal ; il faut cependant trouver à leur laideur quelques palliatifs.

Le premier remède sera de rejeter tous les J principes de l'orthographe étymologique et de soulager les mots empruntés au grec de leurs vaines lettres parasites. Un mot étranger ne peut devenir entièrement français que si rien

(i) Au XVII* siècle, le français tendait à s'assimiler même certains mots maniés par les seuls lettrés. Une mazarinade porte ce titre : Rymaille des plus célèbres Bibliotières (bibliothèques). On a dit et on dit encore, en Normandie, au Canada : Eclipe pour éclipse, catèchime, pour catéchisme. Le peuple de Paris essaie de donner une forme aux mots grecs; il prononce : chiru- ijie et chèrugie, panégérique, farmacerie, plurésie, rachélique, rumatisse, cangrèae, cataplâsse, cataclisse, etc.. La tendance à ré- duire les finales isme et asme à ime ou isse et àme ou asse est toujours active en français.

4

LANGUE FRANÇAISE

ne rappelle plus son origine ; on devra, autant que possible, en efîacer toutes les traces. Les mots latins francisés par le peuple n'ont sou- vent g-ardé aucun signe de leur naissance; on n'aperçoit pas, au premier coup d'œil, libella dans niveau^ catellus dans cadeau, muscionem dans moineau(ï), paêella dans poêle, aboculus dans aveugle. Ces déformations, qui sont très régulières, si ellesnepeuvent plus servir d'exem- ples pour l'incorporation actuelle des mots étran- gers, enseigneront cependant le mépris de ce qu'on appelle les lettres étymologiques.

Je ne crois pas qu'il soit possible ni utile de modifier la forme des mots latins anciennement francisés par les érudits, ni, sous prétexte d'ali- gnement, de biffer certaines lettres doubles, de remplacer les ^ doux et les Reparles/, ni enfin de faire subir à l'orthographe aucune des modi- fications radicales et maladroites préconisées par les c( fonétistes ». Il faut accepter la langue sous l'aspect que lui ont donné quatre siècles d'im-

(i) Généalogie de moineau: musca (mouche), muscio [ne], moisson, moissonnel, moisnel, moineau. Le mot n'a, contraire- ment à l'opinion populaire, aucun rapport avec moine (du latin monachus). Moine a donné son diminutif, moinillon, sur l'ana- logie de oisillon. Moineau signifie proprement oiseau- mouche.

02 ESTHÉTIQUE DE LA

primerie, et que le journal vulgarise depuis cin- quante ans. Nul ne peut consentir, qui aime la .langue française, à écrire fam^ ten, cor, om^ pour femme, temps, corps, homme. Si Ton vou- lait réaliser la prétention des réformistes et écrire les mots exactement comme ils se prononcent, chaque lettre n'ayant qu'une valeur et chaque son étant représenté par une lettre unique, il ne faudrait pas moins de 5o signes différents attri- bués à 27 consonnes et à, 28 voyelles pures; sans compter les voyelles nasales, ce qui porterait à 58 le chiffre total des lettres de l'alphabet fran- çais. M. Paul Passy se sert de 42 signes dans sa Méthode phonétique élémentaire ; c'est suffi- sant, mais non scientifique (i). Une analyse un peu minutieuse des sons de la langue française ne pourrait s'établir à moins d'une centaine de lettres ; et il faudrait constamment refondre cet alphabet modèle, car les sons changent : tantôt une lettre perd un son, tantôt elle en gagne un autre. Le bref alphabet latin, par ses com- binaisons infinies, est apte à rendre toute les nuances de la voix et toutes les demi-

(i) Poussée à l'extrême, cette analyse minutieuse révèle en français 43 nuances différentes de son pour la seule voyelle o.

LANGUE FRANÇAISE 63

nuances d'une prononciation infiniment varia- ble : on ne fait pas entendre les deux tt dans littéral^ littérature^ mais on en fait peut-être entendre un peu plus d'un seul, un et une frac- tion impondérable. Quel signe pourra fixer l'in- saisissable nuance ? Est- on sûr que bêle soit l'exact équivalent phonétique de helle^ que fre remplace frais ? L'e muet, quoiqu'il ne se pro- nonce plus dans la plupart des cas, a gardé une valeur de position; il est impossible, comme le veulent les phonétistes, de le supprimer de la langue française. L'orthographe ne doit pas plus se conformer à la prononciation que la pronon- ciation à l'orthographe.

CHAPITRE VI

Réforme des mots grecs-français. Les lettres parasites^ et les groupes arbitraires (ph, eh). Liste de mots] grecs réformés. La Cité verbale et les mots insolites. Dernier mot sur le « fonétisme ». La liberté dej l'orthog-raphe .

Il n'y a à cette heure que deux réformes à faire dans Torthographe : Tune concerne les mots grecs ; Tautre, les mots étrangers.

Les deux questions sont distinctes. Je parle- rai des mots étrangers dans un autre chapitre.

Les mots grecs imposés au dictionnaire fran- çais perdraient une partie de leur laideur pé- dante si on les soumettait à une simple opéra- tion de nettoyage.

Il faut supprimer : toutes les lettres qui ne se prononcent pas; toutes celles qui aspirent inu- tilement la consonne qu^elIes précèdent; il faut aussi remplacer les ph par des /", les y par des

ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE 65

i et écrire par qu les k et les ch durs (i).

La suppression des lettres purement parasi- .taires est en train depuis la seconde moitié du XVII® siècle. M. Gréard l'a reconnu dans un rap- port sur la réforme de Torthographe : si Ton écrit i^apsode, trésor, trône, il n'y a aucun mo- tif raisonnable d'écrire chrome, rhododendron, thésauriser (2).

Les consonnes aspirantes seraient plus diffi- ciles à éliminer. Cependant phtisie est inadmis- sible et ftisie ne Test guère moins ; il faudrait ici seg-uider sur Tanalog-ie, sur Titalien, sur l'an- cienne langue (3), et dire tisie.

Remplacer ph par / : la réforme est faite pour fantôme, fantaisie; elle s'appliquera à tous les mots analogues avec la même facilité. Les y deviendront très aisément des i, et l'on

(i) Sur le ch dur, Vaugelas, très respectueux de l'étymologie, est cependant intraitable. 11 veut que « chaque lettre soit maî- tresse chez soi », c'est-à-dire qu'on n'écrive pas chè une syllabe qui doit se prononcer que, parce que le ch français n'a qu'un seul et unique son. L'honnête Vaug;elas appelle le ch dur un piè^e tendu à toutes les femmes et à tous ceux qui ne savent pas le çrec.

(2) A Paris, le peuple a résolu la question, en ce qui touche à ce dernier mot; il dit trésoriser^ sans malice, mais qu'elle est bonne, cette leçon de l'instinct !

(3) Voir la note page 63.

66 ESTHÉTIQUE DE LA

écrira sinfonie^ sinonime, stile, comme on écrit déjà cimaise.

J'ose à peine dire que kilo^ kyste devien- draient français sous la forme quiste, quilot ; cela est trop évident et trop simple pour qu'on l'admette. Peut-être redoutera-t-on pareillement d'écrire arquiépiscopal. Devant a, o, u, le qu deviendrait naturellement c : arcange.

Voilà toutes mes propositions touchant la ré- forme des mots grecs. J'estime qu'en diminuant la laideur de ces mots elles augmenteraient d'autant la beauté de la langue française (i).

Quel rajeunissement pour ces vocables bar- bares (j'en nommerai quarante) d'avoir été taillés comme des vieux arbres trop chargés de bois mort! Souvent il suffira d'une lettre de moins pour que le mot rentre dans les condi- tions normales de la beauté linguistique. Sans doute aucun élagage, si rigoureux qu'il soit, ne donnera aux mots grecs la pureté de lignes qu'ils auraient acquise en passant par la forge populaire. De çuXaxTvjptov nous ne pouvons plus faire sortir que filactère, qui garde un air

(i^ Sur le principe même des modifications orthographiques, se reporter à la Préface .

I

LANGUE FRANÇAISE

67

un peu gauche, surtout si on le compare au vieux filatire (i) que le pèlerin Richard avait au XII® siècle tiré des mêmes syllabes :

A crois, a filatires, a estavels de cire,

Les encensiers aportent, si vont le messe dire.

Voici des mots, avec leur état en italien :

Thyrse

Tirse

Tirso

Porphyre

Porfîre

Porfirio

Nymphe

Nimfe, Ninfe (2)

Ninfa

Zéphyr

Zéfîr

Zèfiro Zèffiro

Saphique

Safique

Saffico

Symphyse

Sinfise, Simfise

Sinfisi

Sympathique

Sinpatique

Simpatico

Typographie

Tipografie

Tipografia

Orthographe

Ortografe (3)

Ortog-rafia

Esthétique

Estétique

Estetica

Technique

Tecnique

Tecnico

Thrasybule

Trasibule

Typhon

Tifon

Tifone

Polythéisme

Politéisme

Politeismo

Philosophie

Filosofie

Filosofia

Phosphore

Fosfore

Fosforo

Phtisie

Tisie

Tisi

Gymnosophiste

Gimnosofiste

Ginnosofista

(i) Reliquaire, venu de l'idée de préservation. De la même idée le çréco-français a fabrique prophylaxie.

(2) On peut conserver Vni. Voir la note 3, page 72.

(3) Les phonétistes emploient le mot grafie.

68

ESTHETIQUE DE LA

Hjdrophobie

Hydrothérapie

Icblhyophag-e

Isthme

Asthme

Kilogramme

Lycanthropie

Métaphysique

Mythologie

Ophthalmie

Autochtone

Chlorose

Chrysanthème

Christianisme

Cynocéphale

Syllabe

Dithyrambe

Ecchymose

Euphrosyne

Phrase

Thym

Hidrofobie (i)

Hidrotérapie

Ictiofag-e

Isme

Asme

Quilog-ramme

Licantropie

Métafisique

Mitolog-ie

Oftalmie

Autoctone

Clorose

Crisantème

Cristianisme

Cinocéfale

Sillabe

Ditirambe

Equimose

Eufrosine

Frase

Tyra(3)

Idrofobia

Idroterapia

Ittiofago

Ismo

Asma

Chilogrammo (2)

Licantropia

Metafisica

Mitologia

Oftalmia

Autoctono

Clorosi

Crisantemo

Cristianismo

Cinocefalo

Sillaba

Ditirambo

Ecchimosi

Eufrosina

Frase

Timo

On voit qu'il s'agit seulement de franciser des

(i) On peut conserver Vh initiale de ces mots commençant en g^rec par u, non par respect pour le grec, mais pour varier les formes.

(2) Ch italien équivaut à notre qu (dans qtialUe).

(3) L'y n'est pas inutile dans ces mots très courts dont il consolide la forme un peu frêle. Il était indispensable à lys^ qu'il faut toujours écrire ainsi, quoiqu'il vienne rétrulicrement du bas latin lilius. Nymfe peut aussi garder son y, et aussi Tyrse.

LANGUE FRANÇAISE

mois insolites, de les achever au moyen de re- touches, de les polir par le sacrifice de quelques excroissances. Il y a loin de ces petits travaux de jardinage au bouleversement entrepris par certains réformateurs que Tignorance du vieux français rend tout à fait impropres à concilier la beauté traditionnelle avec la beauté d'utilité. Le mot étant un signe, et rien de plus, doit avoir les caractères du signe, la diversité et la fixité des formes. Sans doute on peut écrire /?o^o, rato^ gato^ morso, nivo, sous prétexte que dans ces mots le son final est rendu plus nettement et plus clairement par o que par eau. Dans l'absolu, c'est vrai; mais les langues ne sont pas dans Tabsolu, puisqu'elles vivent, se meuvent, s'ac- croissent, meurent.

Il y a dans les langues une beauté visible que Ton diminue en introduisant dans la cité verbale des figures étrangères, des voix dissonantes. Les mots grecs : il semble que, vomis parles car- tons de Flaxman, des guerriers vêtus d'un seul casque à balai fassent la cour à des marquises ou à des grisettes; qu'ils rentrent dans leurs car- tons, qu'ils réintègrent leurs musées et conti- nuent, rouges autour des vases noirs, leurs éter-

4

70 ESTHETIQUE DE LA.

nels g-esles, ou que, résig-nés à la loi du milieu, ils se fassent, par le cosluine et par raccenl, les fils du peuple ils se sont introduits. Mais celte beauté du vocabulaire, on ne la diminue pas moins en proscrivant la variété individuelle dans la permanence du type, et c'est l'erreur des phonétistes (i)et le danger de leurs théories. Si, pour ne pas chang-er d'exemple, tous les sons en 0 étaient rendus par l'unique lettre o, outre que la larig-ue perdrait un de ses caractères particu- liers qui est de ne posséder aucune syllabe finale terminée par un o, il en résulterait une mono- tonie insupportable. Il faut encore observer que le signe eau contient une force secrète rigou- reusement attachée au groupe des trois lettres qui le déterminent; il représente à la fois le son o et le son el (2). Niveau est, tout aussi bien que l'italien Hvello, la figure exacte du latin li- bella; il a été nivel, et, comme tel, a donné iii- vêler; mais sa forme niveau l'aurait donné tout aussi bien, comme taureau a suggéré récem- ment taurelle.

Il y a des réformateurs plus modérés et dont

(1) II ne s'agit pas des savants qui étudient la plioncliquc. (2j Sauf exception.

LANGUE FRANÇAISE

le but, purement utilitaire, est de rendre le fran- çais plus accessible aux étrangers; leurs prin- cipes sont ceux qui ont guidé jadis l'Académie espagnole quand elle simplifia la vieille ortho- graphe; j'ai donné les motifs à la fois de science et d'esthétique qui ne me permettent pas de les accepter. Je considère comme intangibles la forme et la beauté de la langue française, et si je livre à la serpe la plupart des mots grecs et des mots étrangers, c'est précisément pour leur donner la beauté qui leur manque.

Une orthographe fixe est nécessaire. La per- manence des signes imprimés a certainement été un grand progrès. Il est évident que cette per- manence n'est pas grandement troublée quand on supprime un des p à'appréheiision ou quand on transforme en è le second é à* événement; le seul danger est qu'une licence n'en amène une autre et que l'orthographe ne devienne tellement personnelle que la moindre lecture exige un tra- vail de déchiffrement. M. Anatole France a dé- fendu le droit à la ce faute d'orthographe w sous toutes ses formes et avec toutes ses fantaisies : c'est une question absolument différente. Il est aussi déraisonnable d'exiger de tous la connais-

72

ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE

I

sance de Torthographe que la connaissance du contre-point ou de Tanatomie comparée. L'étude des formes verbales n'en est pas moins légitime, ainsi que le souci de la conservation de la pureté qui détermine leur caractère et leur race.

CHAPITRE VII

Le latin, tufeur du français. Son rôle de chien de garde vis-à-vis des mots élrang-ers. Les peuples qui im- posent leur langue et les peuples qui subissent les langues Peuples et cerveaux bi-lingues.

Le français, depuis son origine, a vécu sous la tutelle du latin. Sa naissance a été latine ; son éducation a été latine ; et jusque pendant sa ma- turité, si on doit supposer qu'il la vit depuis trois siècles, l'appui et les conseils du latin Font suivi pas à pas : le latin a toujours été la réserve et le trésor il a puisé les ressources qu'il n'o- sait pas toujours demander à son propre génie. C'est un fait, mais non une nécessité. Les langues une fois formées peuvent se suffire à elles- mêmes; quoique l'on n'ait pas d'exemple certain, parmi les parlers civilisés, d'une telle scission et d'un tel isolement, on supposera très logique-

4.

74 ESTHÉTIQUE DE LA

ment que le dialecte de TIle-de-France, tout d'un coup privé du latin, se soit développé et ait atteint sa parfaite virilité à Tabri de Tinfluence extérieure. Si le latin avait péri au x^ siècle, le français, sans être radicalement différent de la lang-ue que nous parlons aujourd'hui, tout en possédant le même fonds de mots usuels, tout en usant d'une pareille syntaxe, aurait cepen- dant évolué selon d'autres principes. Il est très probable qu'il serait devenu presque entièrement monosyllabique, suivant sa tendance initiale toujours combattue par la présence du latin, et d'un latin particulier dont la tendance contraire allongeait les mots par l'accumulation des suffixes.

Sous cette forme supposée, la langue française aurait eu un caractère très original, très pur, et peut-être faut-il regretter la longue tutelle qu'elle a subie au cours des siècles. Peut-être; à moins que la présence du latin n'ait été au contraire particulièrement bienfaisante; à moins que, comme un vigilant chien de garde, le latin, posté au seuil du palais verbal, n'ait eu pour mission d'étrangler au passage les mots étrangers et d'arrêter ainsi l'invasion qui, à l'heure actuelle,

LANGUE FRANÇAISE 76

menace très sérieusement de déformer sans remède et d'humilier au rang- de patois notre parler orgueilleux de sa noblesse et de sa beauté.

Je crois vraiment qu'en face de l'anglais et de l'allemand le latin est un chien de g-arde qu'il faut soigner, nourrir et caresser. Ou bien l'ensei- gnement du latin sera maintenu et même fortifié par l'étude des textes de la seconde et de la troi- sième latinité; ou bien notre langue deviendra iine sorte de sabir formé, en proportions inéga- les, de français, d'anglais, de g"rec, d'allemand, et toutes sortes d'autres lang-ues, selon leur im- portance, leur utilité, ou leur popularité. Nous avons de tout temps emprunté des mots aux di- vers peuples du monde, mais le français possé- dait alors une volonté d'assimilation qu'il a négligée en grande partie. Aujourd'hui le mot étranger qui entre dans la langue, au lieu de se fondre dans la couleur générale, reste visible < omme une tache. L'enseig-nement des lang-ues étrangères nous a déjà inclinés au respect d'or- thographes et de prononciations qui sont de vi- lains barbarismes pour nos yeux et nos oreilles. Si à dix ans de latin on substituait dans les col-

76 ESTHÉTIQUE DE LA

lègesdix ans d'anglais et d'allemand; si ces deux langues devenaient familières et aux lettrés de ce temps-là et aux fonctionnaires et aux com- merçants; si, par Futilité retirée tout d'abord de ces études, nous étions parvenus à l'état de peuple bilingue ou trilingue; si encore nous fai- sions participer les femmes et pourquoi pas ? les paysans et les ouvriers à ces bienfaits lin- guistiques, la France s'apercevrait un jour que ce qu'il y a de plus inutile en France, c'est le français. Cependant, chacune des quatre régions frontières ayant choisi de penser dans la langue du peuple voisin, peut-être resterait-il vers le centre, aux environs de Guéret et de Château- roux, quelques familles farouches se conser- veraient, à l'état de patois, les mots les plus usuels de Victor Hugo.

Ce serait la seconde fois que pareille aventure aurait pour théâtre le sol de la Gaule. Comme les contemporains de M. Jules Lemaître, les petits-fils de Vercingétorix s'avisèrent que le celte était une langue sans utilité commerciale; ils apprirent le latin très volontiers. Ceux qui résistèrent à l'esprit du siècle se retirèrent dans TArmorique; leur entêtement a légué au fran-

LANGUE FRANÇAISE 77

çais environ vingt mots(i) : c'est tout ce qui reste des dialectes celtiques parlés en Gaule, puisque les Bretons d'aujourd'hui sont des im- migrés gallois.

Une langue n'a pas d'autre raison de vie que son utilité. Diminuer l'utilité d'une langue, c'est diminuer ses droits à la vie. Lui donner sur son propre territoire des langues concurrentes, c'est amoindrir son importance dans des proportions incalculables.

II y a deux sortes de peuples : ceux qui im- posent leur langue et ceux qui se laissent impo- ser une langue étrangère. La France a été long- temps le peuple de l'Europe qui imposait sa langue ; un Français d'alors, comme un Anglais d'aujourd'hui, ignorait volontairement les autres langues d'Europe ; tout mot étranger était pour lui du jargon et quand ce mot s'imposait au voca- bulaire, il n'y entrait qu'habillé à la française. Al- lons-nous, sur les conseils des comités coloniaux, devenir une nation polyglotte, sans même nous apercevoir que cela serait un véritable suicide linguistique, et demain un suicide intellectuel ?

(i) Et une quantité assez considérable de noms de lieux, fleu- res et monts.

78 ESTHÉTIQUE DE LA

Je n'ai pas le courag-e de défendre avec en- thousiasme, comme M. Jules Lemaître, « lel règne définitif de l'industrie, du commerce! et de l'argent » (i); je ne saurais calculer c( que vaut valeur marchande la parfaite connaissance de l'anglais, de l'allemand ou de l'espagnol; ma vocation est de défendre, par des œuvres ou par des traités, la beauté et l'intégrité de la langue française, et de signaler les écueils vers lesquels des mains maladroites dirigent la nef glorieuse. Vilipender les langues étrangères n'est pas mon but, non plus que de déprécier le grec; mais il faut que les domaines linguistiques soient nettement délimités : les mots grecs sont beaux dans les poètes grecs et les mots anglais dans Shakespeare ou dans Carlyle.

Un homme intelligent et averti peut savoir plusieurs langues sans avoir la tentation d'en- tremêler leurs vocabulaires; c'est au contraire la joie du vulgaire de se vanter d'une demi- science, et le penchant des inattentifs d'exprimer leurs idées avec le premier mot qui surgit à leurs lèvres. La connaissance d'une langue étrangère

(i) Opinions à répandre.: Contre l'Enseignement classique. Le Figaro, 25 février 1898.

LANGUE FRANÇAISE 79

est en général un danger grave pour la pureté de l'élocution et peut-être aussi pour la pureté de la pensée. Les peuples bilingues sont presque toujours des peuples inférieurs.

M. Jules LemaîLre juge ainsi que du temps perdu les années passées au collège à « ne pas apprendre le latin » ; mais il ne s'agit pas d'ap- prendre le latin : il s'agit de ne pas désappren- dre le français. Il vaut mieux perdre son temps que de l'employer à des exercices de déforma- tion intellectuelle. On a récemment insinué qu'un bon moyen pour inculquer aux Français une langue étrangère serait de les envoyer faire leurs études à l'étranger. Les « petits Français » se- raient remplacés en France par des petits An- glais, par des petits Allemands; ainsi chaque peuple, oubliant sa langue maternelle, irait pa- toiser chez son voisin : système excellent, grâce auquel les Européens, sachant toutes langues, n'en sauraient parfaitement aucune.

Je résumerai en un mot ma pensée : le peuple qui apprend les langues étrangères, les peuples étrangers n'apprennent plus sa langue.

Mais ces considérations, sans être absolument en dehors de mon sujets s'éloignent de l'esthé-

80 ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE

lique verbale : il me faut maintenant étudier, comme je l'ai fait pour le grec, l'intrusion en français des mots étrangers, des mots anglais en particulier.

CHAPITRE VIII

Comment le peuple s'assimile les mots élrang-ers. Liste de mots allemands, espag-nols, italiens, etc., ancienne- ment francisés. Rapports linguistiques an^çlo-fran- (;ais. Le français des Anjçlais et l'ani^-lais des Fran- çais. — Les noms des jeux. La langue de la marine.

Il est indifférent que des mots étrangers figu- rent dans le vocabulaire s'ils sont naturalisés. La langue française est pleine de tels mots : quel- ques-uns des plus utiles, des plus usuels, sont italiens, espagnols ou allemands.

Voici une nomenclature très abrégée des prin- cipaux emprunts directs de la langue française aux parlers les plus divers. Outre les mots venus à l'origine de l'ancien allemand^ par l'in- termédiaire du latin médiéval, l'allemand mo- derne a donné au français flamberge, fif^6-> •^^- 6re, vampire, rosse, hase^ bonde, gamin; le flamand : bouquin; le portugais : fétiche, ber-

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82 ESTUÉTiyUE DE LA

gamote, caste, mandarin, bayadère; l'espa- gnol: tulipe, limon, jasmin ^jonquille, vanille, cannelle^ galon^ mantille, mousse (marine), 7'écif^ transe, salade, liane, créole, nègre, mulâtre; Titalien : riposte, représaille, satin, serviette, sorte, torse, tare, tarifai), violon, valise, stance, zibeline, baguette, brave, ar- tisan, attitude, buse, bulletin, burin, cabi- net, calme, profil, modèle, jovial, lavande, fougue, filon, cuirasse, concert, carafe, car- ton, canaille; le provençal : badaud, corsaire, vergue, forçat, caisse, pelouse; le polonais : calèche; le russe : cravache; le mongol : horde; le hongrois : dolman; Thébreu : gêne; Tarabe: once, girafe, goudron, amiral, jupe, coton, Jl taffetas, matelas, magasin, nacre, orange, civette, café; le turc : estaminet; le cafre : zèbre; les langues de Tlnde : bambou, cornac ^ mousson; les langues américaines : tabac, ou-- ragan; le chinois : thé.

Voilà des mots (et il y en a beaucoup d'autres)

(i) Venu de l'arabe par l'italien; peut-être de la ville de Ta- rifa, port que les Arabes d'Espagne avaient ouvert au commerce des chrétiens. Tarif était, encore au siècle dernier, un ternie spécial de douane.

LANGUE FRANÇAISE 83

sans lesquels il serait difficile de parler français, et auxquels le puriste le plus exigeant n'oserait adresser aucun reproche ; ils sont presque tous entrés anciennement dans la langue, et c'est ce qui explique la parité de leurs formes avec celles des mots français primitifs. Si l'on descend au xix^ siècle, la figure des mots étrangers, même les plus usuels, change et se barbarise. L'italien avait donné brave, il redonne bravo ; il donne : imbroglio, fiasco ; l'allemand ne nous commu- nique plus que de féroces assemblages de con- sonnes : kirsch (i), bloc/c-àaus (2); l'espagnol demeure trop visible dans embargo; le russe dans knout et le hongrois dans shako (3). Mais c'est en étudiant l'anglais dans le français que l'on comprendra le mieux les dommages que peut causer à une langue devenue respectueuse, un vocabulaire étranger.

L'anglais nous a fourni un grand nombre de mots qui se comportent dans notre langue selon des modes assez différents. Les uns, en petit nombre, entrés par l'oreille, ont été naturelle-

(1) Aurait donne jadis : Quirche.

(2) Doublure inutile de fortin.

(3) Ces mots auraient donné au français d'il y a deux siècles Noute et chacot.

t>4 KSrUÊllUUE UK LA

ment francisés puisque leur écriture figurative était ignorée ; celui qui les transcrivit le premier méconnut sans doute leur origine et les consi- déra comme des termes de métier. Aujourd'hui même la phonétique n'arrive pas toujours à re- trouver leur source. Tels sont : héler ^ poulie^ taquet ,toueu7\beaupré .comité .T>' diUiTQs di\di\Qni été jadis donnés à l'Angleterre par la France ; ils ont repris assez facilement une forme fran- çaise ; ainsi trousse, substantif verbal de trous- ser {t or tiare), est devenu en anglais truss et nous est revenu drosse (terme de marine).

Les rapports linguistiques ont toujours été un peu tendus entre les deux pays. Ni un Fran- çais ne peut prononcer un mot anglais, ni un Anglais un mot français, et souvent les défor- mations sont extraordinaires. Lorsque le mot entre par l'écriture, il se francise à la fois de forme et de prononciation, ou de prononciation seulement. Le premier mode donne des mots d'un français parfois médiocre, mais tolérable : boulingrin, bastringue, chèque, gigue, guil- ledin{i), bouledogue. Quelques mots sont sur

(i) Gildiiig (hongre).

LANGUE FRANÇAISE 85

la limite de la naturalisation : les dictionnaires donnent déjà : ponche, poudingue. D'autres enfin s'écrivent en ang-lais et se prononcent en français : club, cottage, tunnel, jockey, dog- cart; il est très probable qu'ils auraient fini par devenir clube (i), cotage, tunel, joquet, docart, si la Demi-Science et le Respect n^étaient d'ac- cord pour s'opposer à leur déformation. Mais il y a de plus graves injures. Toute une série de mots anglais ont gardé en français et leur or- thographe et leur prononciation, ou du moins une certaine prononciation affectée qui suffit à réjouir les sots et à leur donner l'illusion de parler anglais. Rien de plus amusant alors que de rebrousser le poil du snobisme (2) et de pro- noncer, comme un brave ignorant, tram'é et métingue. Ces mots sont d'ailleurs sur la limite et on ne sait encore ce qu'ils deviendront : tramway semble s'acheminer vers tramoué

(1) Club, prononcé à l'anglaise, est en train de mourir; l'ins- tinct revient à cercle.

fa) Snnh (qui devrait s'écrire snobe) et snobisme sont assez bien naturalisés. La signification française de snob est inconnue des Anémiais. Snob, qui veut dire cordonnier, a pris pour eux le spns péjoratif qu'nvait il y a quelques années le mot épicier.

80 ESTHÉTIQUE DE LA

plutôt que vers tranvé (i), quant à meeting^ le peuple prononce résolument métingue^ entraîné par l'analog-ie. Mais steamer^ sleeping^ spleen^ water-proof, groom, speech^ et tant d'autres assemblages de syllabes, sont de véritables îlots anglais dans la langue française. Il est inadmis- sible qu'on me demande de prononcer prouffe un mot écrit proof. Les architectes ont imité en France les fenêtres appelées par les Anglais bow-window ; voilà un mot dont je ne sais rien faire. Jadis il serait devenu aussitôt beauvin- deau (2) ; sa lourdeur aurait pu choquer, mais non sa forme. Il était d'ailleurs bien inutile, puisque, d'après VioUet-Leduc, il a un exact correspondant en vrai français, bretêche.

Des vocabulaires entiers sont gâtés par l'an- glais. Tous les jeux, tous les sports sont deve- nus d'une inélégance verbale qui doit les faire entièrement mépriser de quiconque aime la lan- gue française. Coaching, yachting, quel parler! Des journalistes français ont fondé il y a un an ou deux un cercle qu'ils baptisèrent Artistic-

(i) On a signalé récemment à Paris, en la réprouvant, la forme tramevère; elle serait excellente.

(2) Comme de bowsprit les marins firent beaupré.

LANGUE FRANÇAISE 87

cycle-club ; ont-ils honte de leur langue ou re- doutent-ils de ne pas la connaître assez pour lui demander de nommer un fait nouveau? Cette niaiserie est d'ailleurs internationale, et le fran* çais joue chez les autres peuples, j compris TAngleterre, le rôle de langue sacrée que nous avons dévolu à l'anglais. Il y a à Londres un jargon mondain et diplomatique : t/ié dansante, landau sociaôle, style ôlasé, morning-soirée ; solide s'exprime par solidaire, bon morceau par bonne-bouche et de pied en cap par cap à pie(\). Notre anglais vaut ce français-là et il est souvent pire. Son inutilité est évidente. Slee- ping-car y garden-party , steamer , rail-way^ rail-road, steeple-chase, dead-heat, warrant, reporter, interview, bond-holder , rocking- chair, sportsman et son féminin sportswoman, snowboot, smoking, music-hall, sélect, leader, authoresse : aucun de ces mots, dont la liste est inépuisable, n'ont même l'excuse d'avoir pris la langue française au dépourvu; aucun qui ne pût

(i) S'intimer. « Elle ii" intime avec tout le monde. » C'est du français créé par un Russe ; il n'est pas mauvais. La tendance au néologisme est assez forte cliez les étrangers parlant fran- çais et n'ayant naturellement rpi'un vocabulaire restreint à leur disposition.

88 ESTHÉTIQUE DE LA

trouver dans notre vocabulaire son exacte et claire contre-partie.

Un journal discourait naguère sur aiithoresse, et, le proscrivant avec raison, le voulait exprimer par auteur. Pourquoi cette réserve, cette peur d'user des forces linguistiques ? Nous avons fait actrice^ cantatrice , bienfaitrice^ et nous recu- lons devant autrice (i), et nous allons chercher le même mot latin grossièrement anglicisé et orné, comme d'un anneau dans le nez, d'un grotesque M. Autant avouer que nous ne savons plus nous servir de notre langue et qu'à force d'apprendre celles des autres peuples nous avons laissé la nôtre vieillir et se dessécher. Cet aveu ne nous coûte rien : nous avons" permis à l'industrie, au commerce, à la politique, à la marine, à toutes les activités nouvelles ou renouvelées en ce siècle, d'adopter un vocabulaire l'anglais, s'il ne domine pas encore, tend à prendre au moins la moitié de la place.

L'histoire linguistique des jeux de plein air est curieuse. On en trouverait difficilement un

(i) Autrice est français depuis au moins le xviri» siècle : « Au- trice. Une dame Autrice, se trouve dans une pièce du Mercure de juin 1726. » Dictionnaire néologique a l'usage clex Beaux Esprits du siècle (1727), par l'abbé Desfontaines.

LANGUE FRANÇAISE 89

seul, parmi ceux qui ont été réimportés d'An- g-leterre, qui ne fût connu et toujours pratiqué en France par les enfants. Ainsi la balle à la crosse nous est revenue sous le nom de cricket ; la paume, sous le nom de tennis; le ballon (i), sous le nom de foot-ball ; le mail (2), sous le nom de crocket. Il suffirait évidemment de donner un nom anglais aux boules^ à la marelle^ ou au cerceau pour voir ces jeux innocents faire leur entrée dans le monde (3).

La langue de la marine s'est fort gâtée en ces derniers temps, j'entends la langue écrite par certains romanciers, car la langue orale a se maintenir intacte. M. Jules Verne mérite ce reproche d'avoir abusé des mots anglais dans

(1) En Bretagne, la soûle. Emile Souvestre, dans le i^/fjraro, Supplément du !«■■ juillet 1877.

{2) C'est le mot latin tout vif, maliens (mail, maillet). Ce jeu est appelé le Jeu du Palle-Mail dans la Maison des jeux académiques, etc. ; k Paris, chez Estienne Loyson, i665. Sou vocabulaire technique comprenait les mots : passe, débutter, archet, roiiet, houle, ais, mettre au beau; boule fendue, déro- bée, qui tient de la pierre, du fer, etc. ; crocheter, lever, lève, porte-lève, etc.

(3) M. Michel Bréal {Bévue des Bévues, l'i'juin 1897) trouve tout naturel que le crochet ait amené avec lui d'Angleterre son vo(;abnlaire. Kst-il vraiment si naturel que le même jeu se joue en anglais sur les plages et en français dans les cours de col- lège ?

ESTHETIQUE DE LA

ses merveilleux récits ; un seul de ses tomes me fournit les mots suivants : anchor-boat^ steam- ship, main-mast, senne-mas t, fore-gigger^ engine-screw , patent-log, skipper, sans compter dlning-room et smoking-room, qui sont de la langue générale. Nul lexique cependant n'est plus pittoresque que celui delà marine française, et M. Jules Verne, qui le connaît mieux que personne, devrait l'employer toujours et ne pas laisser croire qu'il le juge inférieur en netteté et en beauté au lexique anglais. Que de mots, que de locutions d'une pureté de son admirable : étrace, étambot, misaine, hauban, bouline, hune, beaupré, artimon, amarres, amures, laisser en pantenrie, haler en douceur; voici deux lignes de vraie langue marine (i) : « On cargue la brigantine, on assure les écoutes de gui ; une caliourne venant du capelage d'arti- mon est frappée sur une herse en fdin... » Très peu de mots marins appartiennent au français d'origine ; ils ont été empruntés aux langues germaniques et Scandinaves, au provençal, à

[i) La pêche à bord des longs-courriers, par Bouquart. U Illustration, ii septembre 1897.

LANGUE FRANÇAISE 9I

ritalien; mais leur naturalisation est parfaite, et presque tous peuvent servir de modèle pour le traitement auquel une langue jalouse de son intég^rité doit soumettre les mots étrangers,

CHAPITRE IX

Naissance d'un mot. Réformes possibles dans Torlho-

graphe des mots étrang-ers. Liste de mots ang-lais

réformés. Liste de mots ang-lais francisés par les Canadiens.

J'ai vu naître un mot ; c'est voir naître une fleur. Ce mot ne sortira peut-être jamais d'un cercle étroit, mais il existe; c'est lirlie. Comme il n'a jamais été écrit, je suppose sa forme : lir ou lire^ la première syllabe ne peut être diff'é- rente ; la seconde, phonétiquement //, est sans doute, par analogie, lie le mot étant conçu au féminin. J'entendais donc, à la campagne, appe- ler des pommes de terre roses hâtives, des lir- lies roses ; on ne put me donner aucune autre explication, et, le mot m'étant inutile, je l'ou- bliai. Dix ans après, en feuilletant un catalogue de grainetier, je fus frappé par le nom à^earhj rose donné à une pomme de terre, et je compris

ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE qS

les syllabes du jardinier. Lirlie, outre son phé- nomène de nationalisation, offre un fait récent de soudure de l'article (les exemples anciens sont assez nombreux, lierre^ luette, /oreoif), la forme première ayant certainement été irlie.

Voilà un bon exemple et un mot agréable formé par Fheureuse ignorance d'un jardinier. C'est ainsi qu'il faut que la langue dévore tous les mots étrangers qui lui sont nécessaires, qu'elle les rende méconnaissables : qui, sans un tel hasard, en supposant que le mot eût vécu, aurait jamais retrouvé early dans lirlie ?

Ce lirlie peut servir de type des mots étran- gers qui entrent dans une langue à la fois par la parole et par l'écriture. Dans ce cas, il ne faut jamais hésiter à sacrifier l'orthographe au son. Le jardinier eût écrit lirlie; un autre aurait pu sentir la présence de l'article et adop- ter irlie; les deux mots seraient excellents, et early est très mauvais. Quand le mot est entré par la parole seule (ce qui est rare maintenant), on transcrira le son tel qu'il est perçu. Si le mot est venu par l'écriture seule, il faut le réformer et l'écrire comme le prononcerait un paysan ou un ouvrier tout à fait étranger à l'anglais ou à

()4 ESTHÉTIQUE 1»E LA

telle autre langue. Je formulerais donc volontiers ainsi les mots suivants, bien connus sous leur aspect barbare ; je mets à côté un des mots qui peuvent servir d'étalon analogique :

Higuelife High Life Calife

Fivocloque Five o'clock Colloque

Vaterprouffe Water-proof Esbrouffe

Starteur Starter (i)

Stimeur Steamer Rameur

Autoresse (2) authoress Maîtresse

Biocausse Block-hauss (3) Chausse

(i) Voilà la prononciation ou usuelle ou individuelle à Paris de quelques termes de courses : 5/ar/er-starteur ; broken-down- brocandeau; Jlyer-ûieur ; steaple-stiple: s tay e r-^lay eur ; dead- /iea/-didide ; Aanrffca/)-andicape ; betling -hèWn (ou bétinçue) ; rinff-r'm (ouringue). Dans didide il y a d'abord la confusion de heat avec/iearf, alors prononcé hide^ et tout cela est cha- rivaresque !

(2) Si on ne veut pas à'autrice.

(3) Allemand. A déjà donné blocus au xvi« siècle. Tous les mots sans renvoi sont anglais.

.ANGUE FRANÇAISE qS

Groume Groom (i) Doume (2)

Spline Spleen (3) Discipline

Smoquine Smoking Molesquine

Yaute Yacht (4) Faute

Docart Dog-cart ou Doqaart Trocart ) ._

Trois-quarts ] (^'

(i) Groame a déjà existé en français, venu d'une forme germanique [grom, garçon). Grom devint groume, puis grou- met nom donné aux garçons marchands de vins. De l'idée de dégustation conservé dans gourmet, qui est une déformation de groumet. Finalement groom est un mot français emprunté par l'anglais. Il y a de ces emprunts anglais, réempruntés parle fran- çais,qui ont pris au cours de ce double voyage une forme bien eut rieuse. De soie de Padoue, les marchands anglais avaient fai- jadis Padousoy ; le mot est revenu en France sous les apparences inattendues de pou-de-soie. Le mot mohair, récemment importé d'Angleterre, n'est autre chose que notre moire ! Les Français appelaient Fond de 6aie un littoral canadien. Les Anglais en ont ïaÀihundy bay, ce que nos géographes traduisent courageusement par baie de Fandy.

(2) Sorte de palmier.

(3) Splènètique es* venu du grec.

(4) L'italien a emprunté le mot à la forme écrite : iachelto. Cette forme également usitée en français s'écrirait yaque.

(5) Mots identiques: trois-quarts a été le premier nom du tro- cart.

96 ESTHÉTIQUE J)E LA

Snobe Snob Robe

Dismute Bismuth (i) Jute

Zingue Zinc (2) (Voyez Chirtingué)

Malte Malt (3) Malte

Boucmacaire Book-maker (4) Valcovère Walk-over Sévère Macaire

Chirtingué Shirting Métingue Meeting Cotingue Goating Poudingue (5) Pudding

(i) AIL La vraie forme est bissmuth. (3) Ail. Italien : zinco.

(3) Italien: malto.

(4) Tend, dit-on, à disparaître devant le mot français don- neur.

(5) Le mot est francisé ; cependant les dictionnaires font une distinction d'orthographe entre pouding, gâteau, el poudingue, ac^çlomérat de cailloux. J'ai fait prononcera diverses personnes le mot plum-pudding ; \o\c\ les sons entendus : Plum, pleuin, plome, ploume ; poudigne, poudinegue, poudine, poudingue. Les combinaisons variables des deux mots donnent seize voca- bles différents. La francisation en in serait préférable : Exemple : sterlin, jadis esterlin, pour sterling.

LANGUE FRANÇAISE

07

Cluhe Glub Tube

Quirche Kirsch (i) Spiche Speech Niche

Copèque Kopeck (5) Qaipesèqiie Keepsake

Bifetèque

Romesteque ) Chèque

(0)

Colhaqiie Kolbak (2] Codaqiie Kodak (3) Chabraque

Railoué Railwaj Tramoué Tramway Avoué

Sloupe Sloop Chaloupe

Spencère Spencer Sincère

Ponche Bronche

Grogue Dogue

Punch (4)

Groî

Stoqae Stock Toque

Stope Stop (7) Chope

(i) Allemand. fa) Turc. (3)?

(4) Italien .-/jon ce. Ou ponge. Cette forme est en eflFet fran- çaise depuis le xvn" siècle. On appelait ponge, à la cour du çrand roi, ce que nous nommons groff.

(5) Russe. Italien : copecco.

(6) Ces deux mots sont à demi francisés; les dictionnaires donnent : bifteck et romsteck, formes qui ne sont d'aucune lan- gue. — Romesteque est entré pour la première fois en français au xvii' siècle. C'était le nom d'un jeu de cartes apporté de Hollande {la Maison des Jeux).

(7) A donné stopper, bien francisé.

9<^ F.STHIÎTKJUE UE LA

LuncJie Lunch Sloute Stout

Embrunche (i) Toute

Chacot Shako Strasse Strass

Tricot Strasse (2)

Coltare Coaltar Carrique Garrick

Tare Barrique

On sait que le français du Canada a subi l'in- fluence de l'anglais. Cette pénétration, d'ailleurs réciproque (3), est beaucoup moins profonde qu'on ne le croit et notre lang-ue g'arde, au delà des mers, avec sa force d'expansion, sa vitalité créatrice et un pouvoir remarquable d'assimila- tion.Des mots quelle a empruntés à l'anglais, les uns, demeurés à la surface de la langue, ont conservé leur forme étrangère ; les autres, en grand nombre, ont été absorbés, sont devenus réellement français. Il serait même souvent im- possible de reconnaître leur origine, sans docu- ments historiques. C'est ainsi que township est devenu trompechipe; Sommer set ^ Sainte-Mo- risette; Stand ford, Sainte-Folle. On ne peut

(i) Embruncher, terme de maçonnerie.

(2) Bourre, terme de métier.

(3) Les Anglo-Canadiens jouent au cricket, par exemple, ' sous le nom de Lacrosse-gaine.

LANGUE FRA^ÇAISE

99

guère pousser plus loin Tabsorption ; les syllabes ang-laises, surtout pour les deux noms propres, n'ont vraiment été qu'un prétexte sonore à com- poser des mots agréables. Voici quelques défor- mations moins hardies et qui pourront, mieux encore que le précédent tableau, nous servir de guide en des circonstances analogues. On y a compris les mots dont la déformation, invisible pour les yeux, est cependant réelle puisque les Canadiens les prononcent à la française.

Bacon

Bacon

lard

Bargain Postage Coercion

Bargain

Postage

Coercion

marché frais de port coercition

Drive i

Drave i

^ flotter

Driver )

Draver \

flotteur

Drave (

Draveur {

flottage du bois

Shirting

( Cheurtine ) ( Chatine )

toile

Bother

Bàdrer

eunuyer, raser

Boai

Baute

bateau

Promissory Boom

Promissoire Borne

barrage

Ban

Bonne

brioche

Log Bunner

Logue Bonneur

tronc d'arbre coureur

Safe

Saîfe

coflFre-fort (i)

(0 Sens particulier du mot francisé. Saîfe, et il en est de même (les autres mots, n'a qu'une des siçnificalions du mot anglais sa/*?.

100

ESTHÉTIQUE

DE LA

Shave

Séhver

raser \

Shaver

Shéveur

usurier > (i)

Shape

Shaipe

forme )

Ciear

Clair er (ce

verbe a pris plusieurs \

des sens de to clear, to clear up, etc. )

Copper

Coppe

sou

Copij

Copie

exemplaire

Tea-Board

Thébord

cabaret

Cook

Couque

cuisinier

Voter

Voteur

électeur

Grocer

Groceur

épicier

Grocery .

Grocerie

épicerie

Rail

Bêle

rail (2)

S ample

Simple

échantillon

Yoke

louque

) .

Neck-Yoke

Néquiouque

c J^ug-

Peppermint

Papermane

menthe

Pudding

Poutine

pouding-ue

Ces listes suffiront ; on n'a voulu donner que des indications. G est une clef que Ton peut com- pléter et alors consulter lorsqu'on aura un doute

La naturalisation limite à un seul les pouvoirs divers et souvent nombreux d'un mot. Smart, qui veut dire en anglais, selon les cas, alerte, souple, habile, fin, actif, intrigant, roué, élégant, etc., a perdu en français, du moment qu'on a voulu l'y introduire, toutes ces valeurs, pour en gagner une seule, vague et très cer- tainement passagère.

(i) La vraie déformation serait chaîpe, chévnr, chéveur. fl n'y a pas de sh en français.

(9) On se sert plus communément du mot français lisse. Egale- ment, pour wagon et tramway, les Canadiens disent char.

LANGUE FUANÇAISE

sur la forme française que doit revêtir le mot étranger. Si le mot se refuse à la naturalisation, il faut Tabandonuer résolument, le traduire ou lui chercher un équivalent. Très souvent, après une brève réflexion, on le jugera tout à fait inu- tile : steamer est un doublet infiniment puéril de vapeur; et quel besoin de smoking-room pour un parler qui possède fumoir ou de ska- ting, quand, comme au Canada, il pourrait dire patinoir (r) ? C'est un devoir strict envers notre langue de n'ouvrir les portes sévères de son vo- cabulaire qu'à des termes nouveaux qui apportent avec eux une idée nouvelle et qui prennent au dépourvu nos propres ressources linguistiques.

(i) Quant aux noms propres historiques ou géographiques, il faut, je crois, s'en rapporter à l'usage. Un géographe a conseillé de conserver aux noms de lieu leur orthographe nationale, d'écrire London, Kœln, Flrenze, Ton^-King, et aussi sans doute d'appren- dre au moins la prononciation de toutes les langues du globe. Cet estimable savant ne prend pas garde que la nomenclature fran- çaise est internationale et que tous les noms géographiques dont la notoriété est européenne ne sont populaires que sous leur nom français. Les atlas anglais disent comme nous: Cologne, Florence, Turin, Rome. Naples, Venice, Mayence, Aix-la-Chapelle.

CHAPITRE X

Une Académie de la beauté verbale. La formation sa- vante et la déformation populaire. La vitalité lin- guistique. — Innocuité des altérations syllabiques. La race fait la beauté d'un mot. Le patois européen et la lang-ue de l'avenir.

Une académie serait utile, composée d'une vingtaine d'écrivains si on en trouvait vingt ayant à la fois le sens phonétique (i) et le sens poétique de la langue. Au lieu de rendre des arrêts par prétention, au lieu de se borner à omettre, dans un dictionnaire inconnu du public et déjà démodé quand il paraît, les mots de figure trop étrangère, elle agirait dans le pré- sent, et les formes refusées ou bannies par elle

(i) On voudra bien remarquer que je sursois volontairemeni aux corrections conseillées par moi-même et que je n'écris ni/o- nètique ni estétique. Tant que l'exemple ne sera pas donné par cinq ou six revues et journaux importants, tout particularisme « ortografîque » ne serait qu'une manifestation gênante et inu- tile.

ESTHÉTK^UE DE LA LANGUE FRANÇAISE Io3

seraient proscrites de récriture et du parler. Elle serait chargée de baptiser les idées nouvelles; elle trouverait les mots nécessaires dans le vieux français, dans les termes inusités, quoique purs, dans le système de la composition et dans celui de la dérivation. Son rôle serait, non pas d'en- traver la vie de la langue, mais de la nourrir au contraire, de la fortifier et de la préserver con- tre tout ce qui tend à diminuer sa forme expan- sive. Elle agirait dans le sens populaire, contre le pédantisme et contre le snobisme ; elle serait, en face des écorcheurs du journalisme et de la basse littérature, la conservatrice de la tradition française, la tutrice de notre conscience linguis- tique, la gardienne de notre beauté verbale (i). Indulgente pour les déformations spontanées, œuvre de Tignorance, sans doute, mais d'une ignorance heureuse et instinctive, elle admet- trait avec joie les innovations du parler popu- laire ; elle n'aurait peur ni de gosse, ni de go^ Leur et elle n'userait pas de phrases figure

(i) A défaut de cette chimérique assemblée, il serait à souhai- ter qu'un Bulletin de ta tangue française fût publié selon ces principes, et répandu dans le monde des écrivains et des profes- seurs .

I04 ESTHÉTIOUE DE LA

kaléidoscope (i) pour réprouver les innovations telles que ensoleillé et désuet (2). Epouvantée \idiV psijcho-physiologie, par splanchnologie (3), par conchyliologie^ elle n'aurait d'objections ni contre gaffe, ni contre écoper, mots très fran- çais, très purs, le premier l'une des rares épaves du celtique {gaf, croc), le second, anciennement escope, venu sans doute d'une forme scoppa, doublet latin de scopa (4).

Livrées à elles-mêmes, soustraites aux in- fluences étrangères ou savantes, les langues ne

(i)Il n'y a plus de k en français. Cette lettre d'origine alle- mande a été usitée jadis, puis rejetée comme inutile. Le c et le qn suffisent à noter tous les sons qui peuvent incomber au k ou au ch dur. Sans doute le k remplirait à lui tout seul le rôle des deux signes usuels, mais, puisqu'on ne peut songera unifier l'écriture au point d'écrire ki ke ce soit, kelkonke, kitte, kalité, le k n'est plus qu'une complication inadmissible. Le ch dur, nous l'avons expliqué, doit être également proscrit.

(2) Gomme le fait M. Emile Deschanel, les Déformations de la langue française {i8(jS). Les deux mots sont excellents, bien formés, le premier sur des analogies multiples, le second d'après muet ei fluet. Le vieux français avait asoleillé.

(3) Il y a aussi splanchnique, qui ne veut pas dire autre chose que viscéral.

(4) Scopa a donné en vieux français escouve,écouue, dont il est resté écouvillon. Et quand même la vraie origine d'écope serait la forme anglaise scoope, le mot n'en serait pas plus mauvais. Scoope est identique à escouve. Le sens abstrait à' écoper dérive tout na- turellement du sens concret primitif : la corvée de vider l'eau qui s'amasse au fond d'un bateau. M. Deschanel recule scandalisé de- vant écoper.

LANGUE FRANÇAISE Io5

peuvent se déformer, si on donne à ce mot un sens péjoratif. Elles se transforment, ce qui est bien différent. Que ces changements atteignent la signification des mots ou leur apparence syl- labique,ils sont pareillement légitimes et inoffen- sifs. Si beaucoup de mots latins n'ont pas gardé en français leur sens originaire, bien des mots du vieux français n'ont plus exactement en français moderne leur signification ancienne. M. Deschanel observe que mièvre ^émérite^ tru- culent, ne disent plus les mêmes idées que voilà un ou deux siècles; mais c'est l'histoire même du dictionnaire. Paillard signifia jadis miséra- ble, homme qui couche sur la paille; paître, nourrir,

Dex est preudom, qui dos gouverne et pest (i) ;

souffreteux, bagoigneux; labourer, travailler, souffrir ; et tous les mots indiquant la condition : valet, autrefois écuyer; garce, autrefois jeune fille. Il y a transformation de sens; il n'y a pas déformation, puisque le mot reste identique à lui- même et n'a rien perdu de sa beauté plastique. L'altération syllabique, intérieure ou finale,

(i) Couronnement de Louis.

loG

ESTHETIQUE DE LA

n'est pas plus dang-ereiise : ni la soudure de rarticle ou du pronom, loriot pour Uoriot^ Vo- riol [aureolum), ma mie pour m'amie; ni cas- serole pour cas sole ; \i\ palette (de sang-) pour poëlette; ni bibelot pour bimbelot ne sont des accidents graves dans l'évolution d'une langue. Je suis même moins choqué par le populaire de Veau d'ânon que par microphotographie ou bio-bibliographie; les deux mots par quoi les bonnes femmes s'expliquent à elles-mêmes le mystérieux laudanum ont au moins le mérite de leur sonorité française; d'ailleurs laudanum n'est lui-même qu'une corruption dont il a été impossible d'analyser les éléments primitifs (i). La beauté d'un mot est tout entière dans sa pureté, dans son originalité, dans sa race; je veux le dire encore en achevant ce tableau des mauvaises mœurs de la langue française et des dangers la jettent le servilisme, la crédulité et la défiance de soi-même. Devenus les esclaves de la superstition scientifique, nous avons donné aux pédants tout pouvoir sûr une activité intel^ lectuelle qui est du domaine absolu de l'instinct;

%

(t) Voîf le chapitre suivant.

LANGUE FRANÇAISE IO7

nous avons cru que notre parler traditionnel devait accueillir tous les mots étrang-ers qu'on lui présente et nous avons pris pour un perpé- tuel enrichissement ce qui est le signe exact d'une indigence heureusement simulée. Il n'est pas possible qu'une langue littérairement aussi vivante ait perdu sa vieille puissance verbale; il suffira sans doute que l'on proscrive à l'avenir tout mot grec, tout mot anglais, toutes syllabes étrangères à l'idiome, pour que, convaincu par la nécessité, le français retrouve sa virilité, son orgueil et même son insolence. Il vaut mieux, à tout prendre, renoncer à l'expression d'une idée que de la formuler en patois. Il n'est pas néces- saire d'écrire ; mais si l'on écrit il faut que cela soit en une langue véridique et de bonne cou- leur.

Ou bien résignons-nous ; laissons faire et con- sidérons les premiers mouvements d'une forma- tion linguistique nouvelle. Un patois européen sera peut-être la conséquence inévitable d'un état d'esprit européen, et aucun idiome n'étant assez fort pour dominer, ayant absorbé tous les autres, un jargon international se façonnera, mélange obscur et rude de tous les vocabulaires,

I08 ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE

de toutes les prononciations, de toutes les syn- taxes. Déjà il n'est pas très rare de rencontrer une phrase qui se croit française et dont plus de la moitié des mots ne sont pas français. C'est un avant-g^oût de la langue de Tavenir.

LA DEFORMATION

Il faudrait être insensé pour vouloir dicter des lois dans une langue vivante.

Observations de rAcadémie française sur les Remarques de Vaugelas (1704)-

6.

Nous ne connaissons pas dans leur texte vrai les écrits latins antérieurs au iv^ siècle, car ils furent, à cette époque, récrits en langage mo- derne, purgés de tout ce qui semblait archaïque dans les mots, dans la syntaxe. Il est très pro- bable que le Virgile que nous lisons ressemble à ce qu'aurait pu être Villon réduit au style et au goût de Malherbe, ou à ce qu'est devenu sous la plume des copistes du xv^ siècle le rude Join- ville du xHi*^. Ainsi l'on nous habitua à consi- dérer comme les chefs-d'œuvre de la littérature latine des œuvres retouchées et qui doivent leur forme pure et agréable à la collaboration commer- riale des libraires du temps de saint Jérôme. Mais, comme cette duperie dure depuis environ quinze siècles, nous y sommes si bien asservis que si, par hasard, on retrouvait en quelque Pompéï un authentique manuscrit de Cicéron,

LANGUE FKANÇAISE

les épigraphistes seuls en voudraient tenir comp- te : la majorité des humanistes continuerait à cataloguer les nuances qui donnent une supré- matie incontestable de langue à des œuvres en- tièrement remises à neuf, vers un moment il est convenu que la décadence de la langue latine est déjà très avancée.

Jusqu'àce qu'elles aient atteint leur plus haut point de valeur commerciale, les langues litté- raires se transforment avec une grande rapidité. Mais dès que la littérature d'une époque se répand au point de devenir quasi universelle, la transformation de la langue tend à se ralentir, parce que les œuvres écrites dans le ton déjà connu de tous sontcellesqui doivent être le mieux accueillies par le plus grand nombre des lecteurs. C'est vers le iv® siècle que la littérature latine acquit sa plus large expansion ; c'était une épo- que d'inquiétudes et de controverses ; deux gran- des idées luttaient pour la conquête du monde, et quand deux idées sont en lutte, elles combat- tent au moyen de l'écriture. Des gens se mirent à lire qui n'avaient jamais lu ; Rome expédiait le 'pour et le contre dans tout le monde civilisé. Alors seulement commença pour le latin cet état

LA DE:'Or\MATION

de fixité qui dura jusqu'à sa mort définitive, après la longue traversée du moyen âge : il y a beaucoup moins loin de Prudence à Adam de Saint- Victor que de Plaute à Prudence.

La langue française, après plusieurs crises dont elle était sortie renouvelée et dégagée, s'éleva à une telle fortune littéraire qu'elle en fut immobilisée pendant plus d'un siècle, pen- dant cent cinquante ans, puisque les poètes de l'an 1819 sont encore sous la domination exclu- sive de Racine et de Boileau. A ce moment, le romantisme a rouvert les canaux de la sève, et le romantisme dure encore. Nous sommes donc dans une période de vie linguistique et peut-être à un moment très critique, car il s'agit de savoir si le peuple d'aujourd'hui a assez de souplesse et de curiosité d'esprit pour suivre une évolution qui se fait au-dessus de lui et que nos gérontes et nos mandarins lui cachent avec une jalousie de censeurs et de jésuites. Il est à craindre que la littérature, devenue un art d'au- tant plus hardi qu'il trouve en autrui moins d'accueil, d'autant plus insolent qu'il voit dimi- nuer ses chances de plaire, d'autant plus ésoté- rique qu'il sent se raréfier autour de lui l'air in-

Il/{ LANGUE FRANÇAISE

tellectuel, il est à craindre qu'au lieu de tendre toujours vers de nouvelles frontières la littéra- ture ne soit destinée à se resserrer en de petites enceintes ponctuées dans le monde, comme un semis d'oasis.

Mais il s'ag-it de la langue plus que de la litté- rature, de l'instrument et non des œuvres de l'ouvrier, et je voudrais rechercher, puisque l'occasion s'en présente (i), si l'instrument est toujours bon, et si, parmi ce que M. Deschanel appelle des déformations, on ne pourrait pas trouver, aussi bien que des signes de vermou- lure, des marques de vitalité et tout un système de feuilles et de fleurs.

La langue française, qui ne semble pas des- tinée à subir prochainement de graves transfor- mations, est cependant loin de la grande époque de stabilité que certaines langues atteignent avant de mourir. Elle vit, donc elle se différen- cie constamment. Si on la considère à des mo- ments distants d'un demi-siècle, on trouve tou- jours que le dernier moment est en état de transformation, ou, puisqu'on pose le mot en

(i) Les Déformations de la langue française, par Emile Des- chanel (i8g8).

LA DtFOUMATION

principe, de déformation; comparée au moment précédent, la période ultime semble bien plus bouillonnante, bien plus désordonnée. C'est que toute nouveauté verbale n'acquiert que lente- ment et souvent après de très longues années sa place définitive dans les habitudes linguistiques. Ce qui était déformation en i85o est devenu aujourd'hui le principe d'une règle par quoi nous jugeons des déformations actuelles. L'his- toire d'une langue n'est que Thistoire de défor- mations successives, presque toujours mons- trueuses, si on les juge d'après la logique de la raison; mais la faculté du langage est réglée par une logique particulière : c'est-à-dire par une logique qui oublie constamment, dès qu'elle a pris son parti, les termes mêmes du problème qui lui était posé. Du conflit des idées elle tire une idée nouvelle, qui ne doit aux idées d'où elle sort que parfois les lettres qui forment leur commune armature; la langue transporte à vo- lonté l'idée de rouge au mot noir^ ou l'idée de tuer au mot protéger : et cela est très clair (j)» On peut d'ailleurs, d*une façon générale,

(i) Pour taer, voir page 32. L'italien vino nero corres- pond au français vin rouge.

l6 LANGUR FRANÇAISE

accepter l'idée de déformaticn e', Tidentifier à ridée de création. La déformation est, du moins,j une des formes de la création. Créer une idé( nouvelle, une%ure nouvelle, c'est déformer unej idée ou une figure connue des hommes sous unj aspect général, fixe et indécis. La déformation est une précision, en ce sens qu'elle est une appropria - tion, qu'elle détermine, qu'elle régit, qu'elle stig- matise. Tout art est déformateur et toute science est déformatrice, puisque l'art tend à rendre le particulier tellement particulier qu'il devienne incomparable, et puisque la science tend à ren- dre la règle tellement universelle qu'elle se con- fonde avec l'absolu. La biologie ne déforme pas moins la vie pour expliquer la vie que la sculp- ture ne déforme Moïse pour expliquer Moïse. A vrai dire, nous ne connaissons que des défor- mations; nous ne connaissons que la forme particulière de nos esprits particuliers.

Pour qu'il fût permis de considérer comme véritablement déformés certains modes ver- baux, il nous fîiudrait d'abord instituer les règles d'une faculté que nous ne connaissons que par ses résultats. Ne portant que sur les différences, nos règles sont nécessairement ca-

LA DÉFORMATION I I 7

duques; nous comparons infatigablement To- rang-e nouvelle au fruit de Tan passé et nous sommes portés à condamner comme incongrue celle qui est encore à moitié verte et qui agace les dents. Mais Thomme spontané, peuple ou poète, a d'autres goûts que les grammairiens, et, en fait de langage, il use de tous les moyens pour atteindre à l'indispensable, à Tinconnu, à l'expression non encore proférée, au mot vierge. L'homme éprouve une très grande jouissance à déformer son langage, c'est-à-dire à prendre de son langage une possession toujours plus in- time et toujours plus personnelle. L'imitation fait le reste : celui qui ne peut créer partage à demi, en imitant le créateur, les joies de la création.

Le mot nouveau, l'assemblage inédit de syl- labes, l'expression neuve ont un tel charme pour l'homme inculte ou moyennement lettré que cela a toujours été une des charges de l'a- ristocratie de modérer la transformation du langage. En l'absence d'une autorité sociale et littéraire à la fois, les langues se modifient si rapidement que le vieillard ne comprend plus ses petits-enfants. Nous ne sommes pas exempts,

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Il8 LANGUE PRANÇAÏSÉ

dans notre société, de malentendus analogues, et il y a des mots qui, prononcés par deux générations éloignées de quelque vingt ans, se prononcent selon des significations absolument divergentes. Cela est inévitable et cela est bien, puisque c'est conforme aux lois du mouvement et de la vie. Mais chez les peuples enrichis d'une littérature, la langue est d'autant plus stable que la littérature est plus forte, qu'elle nourrit un plus grand nombre de loisirs et de plaisirs; à un certain moment, la tendance à l'immobilité ou les ondulations rétrogrades d'un langage rendent parfois nécessaire une inter- vention directrice dans un sens opposé, et l'a- ristocratie intellectuelle, au lieu de restreindre la part du nouveau dans la langue, doit au con- traire souffler au peuple abruti par les écoles primaires les innovations verbales qu'il est dé- sormais inapte à imaginer.

Un peuple qui ne connaît que sa propre langue et qui l'apprend de sa mère, et non des tristes pédagogues, ne peut pas la déformer, si l'on donne à ce mot un sens péjoratif. Il est porté constamment à la rendre différente; il ne peut la rendre mauvaise. Mais en même temps que.

LA DEFORMATION IIQ

les enfants apprennent dans les prisons sco- laires ce que la vie seule leur enseignait autre- tfois et mieux, ils perdent sous la peur de la grammaire cette liberté d'esprit qui faisait une part si agréable à la fantaisie dans révolution [verbale. Ils parlent comme les livres, comme les mauvais livres, et dès qu'ils ont à dire quelque chose de grave, c'est au moyen de la phraséolo- jgie de cette basse littérature morale et utilitaire idont on souille leurs cerveaux tendres et impres- jsionnables. L'homme du peuple ne diffère pas [de l'enfant, mais plus hardi il se réfugie dans l'argot et c'est qu'il donne cours à son besoin de mots nouveaux, de tours pittoresques, d'in- novations syntaxiques. L'instruction obligatoire a fait du français, dans les bas-fonds de Paris, une langue morte, une langue de parade que le peuple ne parle jamais et qu'il finira par ne plus comprendre; il aime l'argot qu'il a appris tout seul, en liberté ; il hait le français qui n'est plus pour lui que la langue de ses maîtres et de ses oppresseurs.

Cependant cette situation est loin d'être géné- rale et, à défaut du bas peuple, il reste assez de bouches françaises pour que l'envahissement de

LANGUE FRANÇAISE

V argot ne puisse, de long-temps, être considéré comme un danger. Il ne faut pas d'ailleurs mé- priser absolument Targot; la vie argotique d'un mot n'est souvent qu'un stage à la porte de la langue littéraire; quelques-uns des mots les plus « nobles w du vocabulaire français n'ont pas d'autre origine; en trente ans une partie notable du dictionnaire de Lorédan Larchey a passé dans les dictionnaires classiques.

M. Deschanel trouve donc que « la langue française, si belle, va se corrompant ». C'est assez juste, mais il a négligé d'appuyer son opinion d'exemples solides; il ne fait allusion ni à l'invasion grecque, ni à l'invasion étran- gère; la déformation, telle qu'il l'a sentie, est tout à fait bénigne et parfois bienfaisante. Sa délicatesse de vieux lettré plein de belles-lettres classiques est un peu craintive et vraiment pes- simiste. Il répète trop volontiers la plainte timorée de Lamennais : « On ne sait presque plus le français, on ne l'écrit plus, on ne le parle plus », plainte qui ne veut rien dire, sinon : le français étant une langue vivante se modifie périodiquement et aujourd'hui, en 1862, on ne lit plus et on n'entend plus le même langage

LA DÉFORMATION 121

qu'en 1802, alors que j'avais vingt ans. Il paraît que M. Scherer s'est, lui aussi, lamenté sur « la déformation de la lang-ue française », mais la langue française, de son côté, n'a pas toujours eu à se louer de ses rapports avec M. Scherer, et tout cela est un peu ridicule.

La déformation par changement de sens, que M. Deschanel réprouve, est quelquefois défavo- rable et quelquefois utile. C'est un moyen dont la langue se sert pour utiliser un mot qui vient de se trouver sans emploi. Ainsi quand le mot retraité eut remplacé le mot émérite, celui-ci prit la signification Aq habile^ expert, et Balzac la vulgarisa. Quel mal y a-t-il à ce que excessi- vement ait pris le sens de extrêmement, ou que le mot potable s'achemine vers la signification générale de convenable? Les mots ne sont en eux-mêmes que des sons indifférents, rudes ou amènes ; ils n'ont qu'une valeur esthétique ; ils sont aptes à se charger de toutes les significa- tions que Ton voudra bien leur imposer. Nous sommes habitués à lier certains sons à certains sens et à croire qu'il y a entre eux un rapport nécessaire. La connaissance de quelques langues un peu éloignées suffit à purger l'esprit de cette

LANGUE FRANÇAISE

croyance naïve ; Tétude de la transformation du latin en français est encore assez bonne pour nous détromper; et il n'est pas mauvais, si Ton veut acquérir un bon degré de scepticisme sur ce point, d'apprendre résolument la langue française elle-même. Il ne faudrait pas sourire si Ton prédisait que le mot pied^ quelque jour, signifiera tête. Cela est déjà arrivé. M. Descha- nel en donne lui-même un exemple lorsqu'il rap- pelle que dais a d'abord voulu dire table, con- formément à une des significations de son mot d'origine, le latin dtscus.Ct changement de sens rentre encore dans la série des utilisations : dépouillé de sa signification, dais aurait péri devant table si on ne lui avait assigné une autre fonction. C'est un phénomène de conservation et non de déformation, et même de conserva- tion créatrice, car empêcher un mot de périr, c'est le créer une seconde fois.

Les changements de prononciation et de forme ne sont pas moins fréquents, ni moins inévita- bles. La prononciation des mots français a beaucoup varié depuis l'origine de la langue ; on a écrit cette histoire qui n'est pas toujours très sûre. Alors que nous ne savons pas bien nous-

LA DEFORMATION

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mêmes et que la question est discutée de savoir si oi équivaut soit à oua, soit à oa, il est diffi- cile de déterminer la valeur de ce signe, et de plusieurs autres, le long des siècles passés. M. Deschanel a relevé dans la manière d'aujour- d'hui quelques prononciations défectueuses des lettres doubles ; il y a une tendance à les faire sentir, comme il y a une tendance à faire sen- tir les consonnes finales; mais encore M. Des- chanel insiste trop peu, sans doute pour n'être pas forcé de blâmer le rôle, alors vraiment odieux, de l'école primaire, du maître hâtive- ment fabriqué par les méthodes artificielles de l'Université. On m'a cité un professeur de géo- graphie d'un collège d'Algérie qui, en l'igno- rance de toute tradition orale, affirmait à ses élèves l'existence de villes françaises telles que Le Mance, Cahan, Moulinée, Foicse. Les noms communs ne sont pas toujours mieux traités et, comme l'a remarqué M. Anatole France, si on n'apprend pas encore aux enfants à compter sur leurs doikies^ c'est que la science des institu- teurs primaires est encore neutralisée par la dé- hcieuse ignorance des mères et des nourrices. N'est-elle pas très curieuse cette civihsation qui

24 LANGUE FRANÇAISE

fait enseigner le français à un enfant de Tlsle- de-France par un paysan auvergnat ou proven- çal muni de diplômes? On entend à Paris des gens ornés de gants et peut-être de rubans vio- lets dire : sette sous, cingue francs : le mal- heureux sait l'orthographe, hélas ! et il le prouve.

Voilà une série de déformations sur laquelle on aurait aimé que s'exerçât Tautorilé de M. Emile Deschanel, et un péril pour l'intégrité de la langue qu'il aurait signaler avec véhémence, puisqu'il a entrepris une telle campagne. 11 reste dans l'anodin et dans l'anecdote, vitupère castf^ole et note que, remplacé par gerôe, le mot bouquet tombe en désuétude. Ses remar- ques sont intéressantes, mais il n'a pas su les relier par des idées générales, comme l'a fait, par exemple, M. Michel Bréal dans sa récente Sémantique,

Cependant il n'est pas loin de considérer le jeu des suffixes comme un principe de déforma- tion. Si c'est déformer un nom que d'en façon- ner un verbe, voilà encore une déformation sin- gulièrement féconde et vénérable. Pour recruter formé de recrue, il a l'autorité de Racine écri- vant à son fils qui lui avait parlé de la Gazette

LA DÉFORMATION 125

de Hollande : « Vous y apprendrez certains termes qui ne valent rien, comme celui de re- crute?', dont vous vous servez ; au lieu de quoi il faut dire faire des rec7mes. » Mais Racine avait la même opinion sur à peu près tous les mots du dictionnaire de Furetière et aucune timidité linguistique ne peut surprendre de la part du poète dont l'indig-ence verbale, imposée par la mode, stérilisa pendant un siècle et demi la poésie française. Sa lettre fut peut-être écrite hier, encore une fois, par quelque vieil acadé- micien effaré à son fds enclin aux mauvaises lectures : « Vous y apprendrez certains termes qui ne valent rien, comme celui de pédaler^ dont vous vous servez ; au lieu de quoi il faut dire aller à bicyclette. » Pédaler doit sembler monstrueux à M. Deschanel; pourtant le mot est excellent de ton et de forme.

Parmi les mots récemment obtenus par déri- vation, il en est de mauvais, mais qui le sont surtout à cause de leur inutilité. Un mot de forme française et qui répond à un besoin est presque toujours bon. Je puis partager Yémoi que cause émotionner à M. Deschanel, mais arrestation ne me trouble pas, parce que je ne

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I2G LANGUE FRANÇAISE

saurais le remplacer par rien. Il me serait dif- ficile, malgré le désir de M. Deschanel, d'utili- ser imprimer dans tous les cas impression- ?ier me vient sous la plume; imprimer est meilleur et possède un sens concret (i) qui lui donne plus de force dans la métaphore, mais vraiment : « Ce spectacle m'a impressionné », si cela peut se traduire par « ce spectacle m'a ému », cela n'a jamais pu, à aucun moment de la langue, se dire par « ce spectacle m'a impri- mé ». Malgré les citations de M. Deschanel, ni Molière ni La Bruyère n'ont employé imprimer au sens d'impressionner ; Tun et l'autre lui donnent le sens purement latin de « frapper » et ne l'emploient qu'avec un adverbe : « ...si bien imprimé » ; « le plus fortement imprimés! » Dans les deux phrases citées par M. Deschanel, frapper le remplacerait fort bien; impression- ner le remplacerait fort mal.

L'Académie n'admet pas ^animation des rues, mais l'opinion linguistique de l'Académie n'a pas de valeur pour le présent, puisque son

(i) Impressionner a d'ailleurs pris un sens concret dans la photo§^raphie, il serait malaisé, même à M. Deschanel, de le remplacer par imprimer.

LA DEFORMATION

dictionnaire représente déjà le passé, quand il paraît; ensuite, nul concile, même acadé- mique, ne saurait prévaloir contre Fusage. Que M. Deschanel condamne des innovations telles que pourcentage^ épater, terroriser^ bénéficier j différencier^ socialiser^ méridio- nal^ cela surprend, car tous ces mots sont du français véritable et tous répondent à un besoin réel, même terroriser , qui semble avoir un sens plus actif,plus décisif, peut-être à cause de sa nouveauté, que effrayer ou épouvanter , En est-il de même de clamer ^à^ perturber^ de ululer, et de tout le groupe des latinismes ré- cemment introduits dans la langue? C'est assez douteux, car il ne faut demander directement au latin, grenier légitime de la langue française, que des mots réellement utiles et que nos propres ressources linguistiques ont été impuissantes à imaginer.

M. Deschanel signale enfin quelques défor- mations réelles; elles sont vénielles. Sans doute herboriste est la corruption à'arboriste; sans doute il peut sembler fâcheux qu'on ait confondu con fratrie et confrérie, palette avec poëletle, chère avec chair^ que le féminin de sacristain

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soit sacinstiiie, q\ïorne?nent ait donné ornema- niste et fusain^ fusiniste, et que, dans le vo- cabulaire des injures politiques, on oublie, en écrivant salaud, que le féminin de cette déli- cieuse épithète est salope, mais avant de con- damner des formes qui, malgré les grammai- riens, se permettent de dévier un peu de la logi- que apparente, il faudrait peut-être les examiner avec quelque minutie et quelque bienveillance. On découvrirait alors que fusiniste et ornema- niste, par exemple, étant des formations orales, apparues à une époque la langue prononce identiquement in et ain,an et ent, ne pouvaient prendre, en se dérivant, une prononciation que ne contiennent pas leurs radicaux; Taspect de ces deux mots décèle leur origine, qui est ré- cente et populaire. Des professeurs eussent forgé 07mementiste, comme ils ont forgé goncour- tiste^ qu'ils opposent à goncouriste, forme vraie puisqu'elle est la seule qui ne déforme pas la sonorité du radical. De fusain ils auraient fait fusûinniste, mais comment marquer la nasa- lisation de ain? Fusainniste, c'est fusainiste, lequel tend à fusé?iiste, lequel était destiné à dey enÏT fusiniste, selon la gamme implacable

LA DEFORMATION I29

e i 0 21, Il est possible que le mot actuel ait passé par ces diverses étapes, lentement ou rapidement; nous n'en savons rien. Quant au mot sacristine, il est probable qu'il vient de sacristie et non de sacristain. Tout cela d'ail- leurs est insignifiant et il semblera puéril d'indi- [uer que salope est un substantif et salaud, un idjectif, et que, loin d'être le masculin et le féminin l'un de l'autre, les deux mots semblent d'orig-ine différente (i).

M. Deschanel demande : A quoi sert baser, misque l'on possède fonder ? « S'il entre, je

(i) Le dernier chapitre du livre de M. Deschanel est une petite scursion étymologique qui ne semble pas toujours très heu- 8use. On ne peut vraiment lui concéder que exaucer vienne de jaudire; bal, pompe et marmot du grec p^ÂXw, tioi»;:-/), u.op(/.(o. grec classique n'a rien donné directement et n'a rien pu mner au vieux français. Contre-danse n'est pas la corruption l'anglais country-dance, au contraire. Gosse n'est aucune- lent l'apocope du mot problématique bégosse. Gosse est l'abrégé gosselin et cela est tellement évident que son féminin, de- leuré intact, est gosseline. « Le mot budget est notre ancien lot pouchette, bougette » ; nullement; pouchette et bougette mt deux mots très différents : l'un est venu en français de fanglo-saxon pocca, poche, pouche, pochette, pouchette; l'autre 5t le latin bulga qui a fourni bouge, bougette, et ce dernier ^ot, au sens de sac, bourse, magasin, trésor, est entré légitime- ment en anglais avec le dialecte normand. Le verbe bouger est d'une autre famille: il est du latin bullicare, pendant que hullire donnait bouillir. Tout cela est bien élémentaire, mais l'histoire des mots a son importance et contient sa philosophie, quand elle est exacte.

l30 LANGUE FRANÇAISE

sors », dit Royer-Gollard, quand on discuta la venue au dictionnaire de ce verbe excellent et de forme élég-ante. Voilà une parole et un g-este que nous ne pouvons plus comprendre. Royer-Col- lard ne savait pas que beaucoup des mots dont il protégeait TaHstocratisme contre cet intrus in- génu n'étaient eux-mêmes que des parvenus que le xvn^ siècle avait méprisés. Le Dictionnaire néologique de Tabbé Desfontaines raille comme prétentieux, ridicules et outrecuidants, une quan- tité de mots alors nouveaux dans le bel usage. L'opuscule est précédé d'une lettre de Jean- Baptiste Rousseau qui est curieuse parce qu'elle est éternelle comme la plainte du vieillard : « Il règne aujourd'hui dans le langage une affecta- tation si puérile, que le jargon des Précieuses de Molière n'en a jamais approché. Le style frivole et recherché passe des Gaffés, jusqu'aux tribunaux les plus graves, et si Dieu n'y met la main, la Chaire des Prédicateurs sera bientôt infectée de la même contagion. Rien ne peut mieux réussir à en préserver le Public, que quelque Ouvrage qui en fasse sentir le ridicule : et pour cela il n'y a autre chose à faire que de lui présenter, dans un Extrait fidèle, toutes ces

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phrases vuides et alambiquées, dont les nou- veaux ScuDÉRis de notre temps ont farci leurs ouvrag"es, même les plus sérieux. » On n'est pas très surpris en lisant ce dictionnaire d'y trouver voués à la réprobation des honnêtes gens des mots tels que : Ag-reste, amplitude, arbitraire, assouplir, avenant; « aviser, pour dire décou- vrir de loin, est un mot bas et de la lie du peuple» ; broderie, coûteux, coutumier, découdre défricher, sont tenus pour des termes incompa- tibles avec la littérature, et on rejette encore : détresse, émaillé, enhardir, équipée, germe, geste, etc. Ce n'est qu'après avoir consulté la liste de l'abbé Desfontaines que Ton comprend bien la question de M. Deschanel. A quoi sert ôaser ? A quoi sert enhardir ? demandait Tabbé Desfontaines.

Francis Wey, en i844, se posait d'analogues questions. A quoi bon, disait-il, imagé, aisance, exorable, inepte, injouable, invendu, insuc- cès ? Clarifier, au figuré, est « une lourde faute »> et il faut répudier encore incuit, motiver et che- valin. Mais son goût pur ne lui inspirait aucune répugnance pour phlébotomiser t Nodier, plein de grec, affirme que déraison est un barba-

[32 LANGUE FRANÇAISE

risme ; les grammairiens de son temps écartent comme incongrus aventureux^ valeureux^ vaillance.

Après et malgré toutes mes objections, il m'est très facile de reconnaître l'intérêt du livre de M. Deschanel et la justesse de beaucoup de ses remarques. Il ne lui a vraiment manqué qu'un principe pour faire une œuvre solide et qui fût autre chose qu'un « Dites et Ne Dites pas ». Il accueille cerc/ez/a? et tqîu^q moyenâgeux, il con- sent à télescoper et recule devant écoper. On ne sait pourquoi. C'est le sentiment introduit dans la linguistique; les mots sont jugés bons ou mau- vais selon qu'il plaît et sans que Ton soit tenu à fournir un motif valable et discutable. Si l'on n'admet pas, comme jadis, l'autorité absolue de l'usage, du bel usage, on n'a pour guide que son propre goût; mais on aurait plus de chances de le faire prévaloir, à écrire en beau style quelques livres de forte littérature qu'à recueillir des anec- dotes philologiques. L'opinion de Voltaire ou même celle de Littré, ou même celle de M. Bréal, m'importe peu si elle n'est qu'une opinion. « Le langage actuel de telles écoles littéraires serait- il compris de nos écrivains du xvii® et du

LA DÉFORMATION l33

xviii« siècle? On en peut douter... » Il faut qu'on en puisse douter, car nous écririons en vain, pla- giaires misérables, si nous n'écrivions différem- ment non seulement de Fénelon, mais de Jean- Jacques et de Chateaubriand. Et Villehardouin aurait-il compris Bossuet et Villon aurait-il com- pris Racine? Le rêve de M. Deschanel, c'est donc rimitation et l'immobilité ? Il reconnaît cepen- dant lui-même que les langues se modifient sans cesse; mais il ajoute : « Ce n'est pas toujours en bien. » Rien de plus juste, mais comment recon- naîtrons-nous le bien et le mal?

Quels que soient les changements et, si l'on veut, les déformations que l'usage lui impose, une langue reste belle tant qu'elle reste pure. Une langue est toujours pure quand elle s'est développée à l'abri des influences extérieures. C'est donc du dehors que sont venues nécessaire- ment toutes les atteintes portées à la beauté et à l'intégrité de la langue française. Elles sont ve- nues de l'anglais : après avoir souillé notre voca- bulaire usuel, il va, si l'on nj prend garde, in- fluencer la syntaxe, qui est comme l'épine dorsale du langage ; du grec, manipulé si sottement par les pédants de la science, de la grammaire et de

l34 LANGUE FRANÇAISE

rindustrie; du grossier latin des codes que les avocats amenèrent avec eux dans la politique, dans le journalisme, et dans tout ce que Ton qualifie science sociale. Ces ruisseaux si lourde- ment chargés de sable et de bois mort ont en- combré la langue française : il suffirait de les dessécher ou de les dériver pour rendre au large fleuve toute sa pureté, toute sa force et toute sa transparence.

II

Pour blâmer la déformation linguistique, M. Deschanel s'est placé au point de vue de Tusage et de la correction académique. C'est aussi ce qui a g^uidé le colligeur de VAlmanach Hachette pour la présente année 1899. Ce modeste et anonyme défenseur du beau langage a recueilli environ trois cents fautes ce qu'il écrit) de français, et il les a redressées coura- geusement. Il ne donne pas d'explications ; il enjoint. C'est un Dites, Ne dites pas dans toute

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la sécheresse brutale de ces sortes de manuels et intitule avec fermeté : Si nous parlions français? Il fallait peut-être plus de modéra- tion, car Topinion de Malherbe sur l'excellence du parler de la place Maubert a toujours sa va- leur, et il y a un usage obscur qui souvent sera Tusage universel, demain. Vaug-elas dit innocem- ment : « Dans les doutes de la langue, il vaut mieux pour l'ordinaire consulter les femmes et ceux qui n'ont point étudié que ceux qui sont bien sravans en la langue Grecque et en la Latine. » Et Vaugelas, vraiment, ne trompe jamais.

Trois cents déformations populaires ; voilà un répertoire curieux et qui va peut-être nous permettre de reconnaître quelques-unes des ten- dances auxquelles obéissent les déformateurs. Il est très certain que les lois qui ont présidé à la naissance du français continuent de guider sa vie et que VAlmanach Hachette lui-même est impuissant à modifier le gosier d'une race (i). Nous disons 5^a^we par politesse et par peur;

(i) Au tome II de son Or'ujine et formation de la langue française, Chevallct a montré la permanence des lois linguisti- ques qui ont formé le tranchais.

l36 LANGUE FRANÇAISE

pour ne pas contrarier nos maîtres et pour ne pas déchoir dans l'estime de nos contemporains. Mais dès que la politesse ou la peur n'ont plus de prises sur nous, nous disons estatue avec délices. C'est pourquoi je voudrais passer en revue presque toutes ces trois cents déforma- tions et me rendre compte si, dans tous les cas, le déformateur est bien du côté que croit M. Des- chanel, avec tout le monde et avec le précieux Anonyme.

Il ne s'agit pas de contester l'usage (l'usage est comme l'âme et la vie des mots, dit encore Vaugelas), ni de donner de pernicieux conseils : l'Anonyme a toujours raison; il s'agit seule- ment de montrer que la déformation est beau- coup moins capricieuse que ne le croient les professeurs d^orthographe.

Estatue

Aucun mot français véritable, c'est-à-dire d'origine populaire, ne commence par st, sc^sp, non plus que deux consonnes quelconques, à l'exception des liquides /, r précédées de ^, c, g, /?, etc. Pour st en particulier, tous les mots

LA DÉFORMATION l37

de cette sorte venus de ritalien ont pris la forme initiale est y à l'exception de stance, stuc et stylet, qui ne descendirent jamais, ou descen- dirent trop tard, à Tusage populaire :

Stoccata Estocade

Sa ff et ta Estafette

Staffiere Estafier

Staffilata Estafilade

Stampa Estampe

Strada Estrade (route, batteur d'estrade)

Strato Estrade (plancher)

Stramazzone Estramaçon

Sfeccata Estacade

Stroppiare Estropier.

Ces mots ne sont pas de formation populaire originale ; ils ont seulement été remaniés par le peuple à mesure qu'ils arrivaient à sa portée. La vraie formation populaire se trouve dans les mots de cette sorte venus anciennement du latin : esturgeon, de sturlonem ; estragon, de draconem; étape {autrefois es tapie), destapula, flamand stapel ; étain (autrefois estain), de stannum ou stagnum. Dès le v" siècle, on relève dans les inscriptions de la Gaule : iscala, ispiritus, ispés, ischola^ istudium, etc. (i).

(î) Le Blant, Epigraphie.

l38 LANGUE FRANÇAISE

Celui qui dit : des esta?npes et des estatues parle-t-il plus mal, en théorie, que celui qui dirait : des stampes et des statues?

Fanferluche, Pal fermier, Pimpernelle. S er si fi s.

Le trait commun aux trois premiers de ces mots populaires c'est la transposition de Vr et de Te, re devenu er. C'est le contre-courant de la tendance normale, qui est le changement de er en re. Berbis, latin berbicern, a donné bre- bis ; beryllare a donné briller. Fanfreluche vient de l'italien fanfalucca; palefrenier, de paraveredus ; pimprenelle, de pimpinella. Ils devraient donc être : fanfeluche, palefredier et pimpenelle; les trois formes correctes sont des corruptions.

Quant à sersifis pour salsifis, l'original étant l'italien sassefrica, le mot le plus déformé est évidemment celui qui a passé dans la langue générale. Sersifis n'est pas plus irrégulier que breuvage^ de biberaticum, ou frange, de fim- bria. Salsifis est sans doute plus récent que

LA DÉFORMATION iSq

sersifis; on y trouve, comme dans les mots sui- vants, / remplaçant r.

Angola. Colidor. Flanquette.

Ainsi l'italien garbo a donné garbe, encore employé par Ronsard, lequel est devenu ^a/^é; ainsi bureter est devenu buleter, puis bluter; ainsi carandrion, calandre ; peregrinus, pèle- ri?i, etc.

Angola est la déformation naturelle de An- gora. Tout le monde connaît le titre du petit roman écrit au dernier siècle, Angola, histoire indienne.

Nentilles. Esquilancie

Ainsi liveau,\dii\n libella, est devenu niveau ; ainsi colucula a donné quenouille ; ainsi marie de margula, pesle, de pessula, posterle, de pos- ierula sont devenus marne, pêne, poterne.

Dans esquilancie, c'est le changement con- traire : n est devenu /. Rien de plus raisonna- ble ; en efFet :

Orphaninus Orphelin

l4o LANGUE l'UANlj.AISE

Quaternionem Carillon

Bononia Bolog-ne

Intranea Entrailles

L'ancien français fanot est devenu falot

Gangrène. Franchipane, Reine-Glaude. Cintième.

Ce sont des changements :

i^ de^ en c. En beaucoup de mots d'origine commune aux trois langues, le^de Titalienetde; l'espagnol est représenté en français par un c, Crier : gritar, gridare; Crèche : itai. greppia. Le ^ et le ^ italiens deviennent souvent c en français : Gabineto, cabinet ; zagrin (vénitien), chagrin. Cela se rencontre également au pas- sage du latin au français : mergus, marcotte, anciennement margotte. Il y a un exemple de g latin devenu ch : pergamenum, parchemin.

de c en g. C'est le changement normal ;

Aquila Aigle

Ciconia Cigogne

Ci cala Cigale

Cicuta Ciguë

Nodier signale la prononciation Claude; tous

LA DEFORMATION lill

les dictionnaires, à second^ indiquent avec le mot et ses dérivés se disent segond; secret a eu la même tendance.

3" du c dur ou q en t. Il y a des exemples du contraire : craindre vient de temere ; carquois était jadis tarquois venu du grec de Byzance, Tapxaaiov (turc, turkash). Le t pour le c dur se trouve en \dXm:quinque,quintus, ce qui corres- pond à la déformation française ; taberna^i ca- verna ; torquere ^tortura ^ l'italien busio adonné busteQi buse. 'En français on i^eninoi^T tabatière pour tabaquière, peut-être abricotier ^o\xv abri- coquier et, plus sûrement, la forme populaire parisienne, c^ar^w^eer pour charcutier ^ et Tar- got patelin (pays), au xvi*^ siècle pacquelin,

Sesque, Prétexe, Esquis,

latin se change volontiers en se, sq, au lieu de s et ss. Lâcher, de laxare, est dans la Chanson de Roland sous la forme lasquer; myxa a don- né mtsche, devenu mèche.

Prétexte, que le peuple dit prétèxe, devien- dra peut-être prétesque ou prétesse, La forme actuelle est particulièrement hostile.

Rien de plus normal que esquis :

\[\2 LANGUE FRANÇAISE

Eœagium Essai Examen Essaim

Excorrigata Escourgée Axiculum Essieu Excussa Escoiisse Exaurare Essorer

Vermichelle

Exemple d'une forme orale qui s'est transmi- se intacte, concurremment avec une forme écrite. En effet, Toriginal italien s'écrit i^ermicelli etse prononce vermichelle (ou tchelle).

Castro le.

Ce mot, en effet très vulgaire, indigna M. Des- chanel. Il se plaint que cassole ait déjà été déformé en casserole, quoique cassole appar- tienne à une autre série, que cassolette vienne de l'espagnol et que casserole soit un dérivé direct de casse, poêlon. Il y a en français un diminutif en rôle; exemples :

Ligne Mouche

Ligner oie Moiicherolle

(Ficelle) (Oiseau)

Museau

Roux

Fève

Muserolle

Rousserolle

Fèverole

(Partie de la bride) (Fauvette)

Flamme

Flammerolle

Feu

Fur 0 lies

(Feux-follets)

LA DEFORMATION

i43

Fusée

Bande Barque

Bout

Fiisarolle Fuserolle Banderole Barquerolle

Bouterolle

(Termed'architect.) (Terme de tissage)

(Petit bateau, cof- fre, pâtisserie). (Terme de serrur.)

A cela on ajoute sans surprise aucune

Casse

Casserole (i)

Castrole n'est pas plus mystérieux. Phonéti- quement, casserole équivaut à cas' rôle. Or une dentale s'intercale normalement entre 5 et r au passage du latin en français ; c'est ainsi que se sont formés, par l'adjonction d'un t ou d'un d^ nombre de mots qui, dans l'original latin, n'ont aucune dentale:

Croistre

Croître

Ancestre

Ancêtre

Estre

Etre

Cousdre

Coudre

Crescere

I

j Antecessor, ancessor

Essere

Consuere

(i) Quant à savoir pourquoi de ces mots les uns ont un / et les autres deux, c'est le secret des grammairiens.

l44 LANGUE FRANÇAISE

Le latin faisait ces intercalations de dentales ; on trouve dans les graffiti de Pompéi sudit pour suit, ce qui suppose sudere et consudere pour suere et consuere.

Brachetcite: tonstrix pour tonsorix et même Istraël pour Israël, Il ajoute, ce qui me dis- pense d'un plus long- commentaire : « Le peu- ple, toujours fidèle à l'instinct, continue cette transformation euphonique et dit castrole pour casserole, »

Eléxir, Gérofle. Géroflée. Gengembre, Gif/ier.

Déformations de déformations, ces mots ne doivent pas inspirer une horreur sans mélange. Elixir est une adaptation de l'arabe al-aksir, quintessence; gingembre, anciennement ^^;^^^- bre, puis gingimbre, vient de zinsiber ; girofle représente le gréco-latincaryo^o/^eY/wm, d'abord chériofle, puis gériofle ; gésier, qui est le latin gigerium, est plus anormal que gigier, et ne l'est pas moins que gisier et jugier, formes que donne encore l'abrégé de Richelet de 1761.

LA DÉFORMATION ll\h

Chair eut ter.

Cette manière de dire qui a précédé la ma- nière actuelle, et qui est celle que J.-J. Rousseau emploie, est elle-même une déformation de chaircuitier, marchand de chair cuite. Le mot aujourd'hui en usage est assez récent, et récent aussi le verbe charcuter, qui n'a pu être fait qu'à un moment ses éléments n'avaient plus de sens direct.

Crusocale, Poturon,

Tous les traités vous diront que y se trans- forme naturellement en u; le bas latin écrit bursa et byrsa, crypta et crmpta. Mais nous n'avons plus à différencier i et y et il suffira de noter que Vi latin, lui aussi, s'est changé jadis assez volontiers en u{i):

Affiblare Affubler

Sibilare Subler (2)

Fimarium Fumier

Piper ata Purée

(i) « J'ai appelé perriches celles de l'Amérique, pour les dis- tinguer des perruches de l'ancien continent; ce nom de perri- che est assez en usage. » BufFon, Lettre à l'abbé Bexon.

(2) En bourguignon. Ce « biau marie qui suLloit tant haut ». Le Pédant Joué,

8.

l40 LANGUE FRANÇAISE

Chasuble

Casibula

Casib'la

Zizyphum Jujube

Ce dernier mot est à lui tout seul la justifi- cation de nos deux monstres modernes.

Levier.

Evier rappelle le lointain moment de la langue aqua était devenu eve. Dunn, dans son Glossaire canadien, cite la forme agglu- tinée levier (pour Tévier) comme champenoise; au Canada on dit aussi lavier et même lavoir. L'agglutination de l'article s'est faite sous l'in- fluence de ce dernier mot. Cette corruption cu- rieuse est aujourd'hui répandue à Paris, le peuple dit le levier. Elle est, on le sait, tout à fait dans les habitudes de la langue (i).

Pariure.

Excellent mot qui a plusieurs analogues dans la langue. Pariure, pour pari, est tout aussi légitime que parure ou que le vieux français parléure, malheureusement perdu sans com- pensation. Il y a cinq ou six cents mots en ure

(i) Voir pages 97 et 187.

LA DÉFORMATION l[\'^

dans le dictionnaire; de quel droit les grammai- riens veulent-ils condamner pariiire quand ils respectent reliure, sciure, pliure et même chiure de mouches ?

Mairerie. Seigneurerie. Chrétienneté,

Ne dites pas... Sans doute, mais si nous disions : sucrie, trésorie, verrie, serrurie, que diraient les grammairiens? encore le peuple a raison; le suffixe est bien rie et non ie: toile-rie, tapisse-rie, tanne-ricy poudre-rie, màire-rie (i).

Il y a des mots en de deux sortes : ceux qui vierment directement du latin, fierté, de ferita- tem, chrétienté, de christianitatem; et ceux est précédé d'un e et qui semblent des for- mations analogiques postérieures au moyen de l'adjectif féminin. Sauf exceptions, puisque pu- ritatem a donné pureté; chrétienneté n'est pas plus extraordinaire, mais il est inutile.

Nage. Consulte, [Purge. Nage, pour natation; consulte, pour consul-

(i) Oa du moins il est devenu rte, la finale ie s'ajoulant pres- que toujours à l'infinitif du verbe.

LANGUE FRANÇAISE

tation; purge, pour purgation : il suffît d'é- crire ces mots successivement pour rejeter les mauvais, ceux qui sont en usage. Ce sont des substantifs verbaux, comme il y en a des mil- liers en français. Purge est d'ailleurs resté^ comme terme de droit et nage vit dans une] locution.

Se revenger. Rancuneux. Enchanteuse, Corrompeur.

Pour n'être pas admis par les arbitres, cesj mots ^n'en sont pas moins de bonnes formes françaises.

Venger appelle revenger,

Rancuneux fait penser à la querelle duj XVII® siècle sur mafineux et matinier^ à propos] du sonnet de la « Belle Matineuse ».

Enchanteuse, qui était inévitable, n*est pas déplaisant. Quant à la logique des féminins attribués aux mots en eur, il suffit de citer can- tatricCy enchanteresse et chanteuse pour mon- trer que, dans cet ordre de finales, la langue se permet toutes ses fantaisies.

Corrompeur, rapproché de corrompu^ est très logique.

LA DÉFORMATION ' '■

ng

Regaillardir,

Au lieu de la forme usitée ragaillardir. 11 y a rebouter et rabouter; radoter fut d'abord redoter.

Cambuis,

Richelet ( 1 680) constate que l'on dit du buis et, plus g-énéralement, du bouis ; ces deux formes ont sans doute été aussi en usage pour la finale du mot que le vieux français écrivait cambois^

Comparition,

Etant donnés apparitio et comparitioy il eût été sage de ne pas faire de l'un apparition et de l'autre, comparution. Mais comparution et parution^ tout court, que l'on commence à ren- contrer, prouvent du moins qu'il n'est pas né- cessaire d'être du bas peuple pour changer les i en w.

Parution est le poturon des grammairiens.

100

LANGUE FRANÇAISE

Contrevention,

Ne se dit pas. Sans doute, mais dirons-nous contrahande, contracarî^er, contradire?

Coutiimace.

Ecrit ainsi, le mot est un peu moins mauvais; il rentre dans la logique de la vieille langue,] au moins pour sa première syllabe :

Constare

Goûter

Consuetudinem

Coutume

Conventum

Couvent

Dinde, Nacre

Il est convenu que le premier est exclusivement] féminin. Mais comme dinde est Tabrégé de coq\ d*lnde aussi bien que de poule d'Inde^ la déci- sion des grammairiens est un peu hardie. Il est vrai qu'il y a dindon, mais seulement dans les basses-cours. Dinde est un exemple, peut-être] unique, de la préposition de s'agglutinant avec] un substantif pour former un autre substan-

tif (i).

(i) Du moins dans la période moderne de la lane^ue.

LA DÉFORMATION l5l

Le peuple dit du nacre ; ce mot, qui semble ^enir du persan nakar^ est entré en français par Tintermédiaire de Tespagnol, il est mascu- lin, nacar.

e devenant i.

Une des tendances de Ye long latin est de se transformer en i. Déjà, aux temps méroving^iens, on écrivait eccllsia, mercidem^ possedire^ per- manire; au passage du latin en français, ce fait se retrouve constamment : cire (cera), fleurir (florere)^ raisin {racemus). Il se perpétue et le peuple dit : fainiant, moriginer^ pipie, reci- pissé, resida, siôile, batiau, siau. Ce dernier mot n*est pas plus étonnant que fabliau^ jadis fableau.

Pomme d'orange. Jardin des Olives,

Les fruits dont les arbres sont inconnus por- tent le même nom que cet arbre. Dans le nord de la France, il n'y avait jadis qu'un mot pour dire orange et oranger, olive et olivier, et ce mot était celui qui est demeuré pour désigner le fruit. Pomme d'orange, fleur d'orange, planta- tion de café, jardin des Olives : toutes ces ex-

[52 LANGUE FRANÇAISE

pressions sont fort logiques. Nous disons de même, et sans être blâmés par les grammairiens : noix de coco, noix de kola, fleur de cassis, clou de girofle, etc. Mais il est plus facile de blâmer que d'expliquer et de comprendre.

Bivouaquer.

Bivac, de Tallemand beiwache, étant devenu bivouac, il est fâcheux que bivaquer ait été ar- rêté en chemin par la fantaisie des arbitres.

A iré.

Bien meilleur que aéré. Il faudrait oser s'en servir.

Laideronne»

Pai* ce féminin, le peuple achève de faire vivre le mot laideron.

Fortuné,

Fortuné prend le sens de riche ; il suit révo- lution de fortune, et les grammairiens n'y peu- vent rien. C'est un barbarisme, disait Nodier en 1828; mais les mots qui veulent vivre sont tena-

LA DÉFORMATION l53

ces. Incarnat, que les dictionnaires définissent : entre rose et rouge, ne contenait pour Voltaire que ridée de carnation : « Votre peau, dit Gunégonde à Candide^ est encore plus blanche et d'un incarnat plus parfait que celle de mon capitaine. »

Carbonate,

Voilà des années que les grammairiens font la chasse à ce mot. « Dites : du carbonate de soude ! )) De tous les carbonates, un seul est usuel et son usage est constant ; on le tire de la foule, on le spécifie, et avec quelle simplicité de moyens : par un changement de genre. La, au lieu de le, et voilà un mot nouveau, clair, vrai. Il sera dans les dictionnaires avant dix ans.

Jor. Jornal. Ojord'hui.

Ce sont des prononciations archaïques.

Jour a d'abord éiéjorn, puis jor ; journal a éié jornal. Au xvn® siècle, on prononçait ojor- d'hui.

Ecale. Ecaille. Ce sont deux orthographes d'un même mot.

l54 LANGUE FRANÇAISE

Le peuple avoue ne pouvoir les distinguer. En fait, la répartition de deux sens difFérenls aux deux orthographes est absolument arbitraire. Ecale de noix exige écale d'huître; et, d'autre part, il y a loin des écailles d'une carpe à Vé- caille de la tortue. Ici encore l'intervention des grammairiens a été mauvaise. Ecale est le mot primitif; il vient de l'allemand, la forme an- cienne était schalja. Aujourd'hui schale veut dire indifféremment écale et écaille; en français les deux formes ont des sens tellement voisins qu'on les confond dès que l'on sort des locutions usuelles. On a voulu réserver écaille pour les poissons et écale pour les végétaux; c'est d'a- près le même principe de répartition enfantine et hiérarchique qu'un grammairien avait décidé jadis de n'accorder au bouillon que des œils : yeux lui semblait trop noble pour une constata- tion aussi vulgaire. Peut-être même assignait-il à ces œils une étymologie particulière; ainsi le plus répandu des petits dictionnaires manuels a soin de spécifier que écaille vient du latin squama, ce qui est absurde (i).

(i) Il y a peut-être à ces pluriels, œils, ciels, etc., une rai- son véritable. Changer un mot à une signification nouvellcj

LA DEFORMATION

Ecale et écaille sont des formes parallèles à )nétal et métail, entre lesquels on avait voulu aussi faire une distinction [i).Métail a disparu.

Maline. Echigner.

L'usag-e impose échiner et maligne ; il impose aussi cligne?*, mais clin (d'oeil) témoigne qu'à un moment de la langue on a dit cliner. Peigne a d'abord été peine. Maline. qui est dans La Fontaine, est une forme plus ancienne que yna- ligne, refait sur le latin écrit. Echigne, de skina, est identique à cligner de dinar e. Du temps de Vaugelas, on disait à la cour preigne et viegne pour prenne et vienne. La langue n'a pas encore choisi un son unique pour cette finale; il serait bien prématuré de poser des règles.

c'est, en somme, un autre mot. Or la lançue ne peut plus à cette heure attribuer à un mot nouveau un signe du pluriel autre que l's. Cela est très sensible à ciel, qui fait son pluriel en s dans toutes ses significations métaphoriques, celle de pa- radis exceptée; mais elle est très ancienne.

(i ) Victor Hugo, dans un erratum du tome II de la Légende du beau Pccopin : « Le métal est la substance métallique pure ; l'argent est un métal. Le métail est une substance métal- lique composée ; le bronze est un métail. » Pure imagination. Métail et métal sont des doublets du latin metallum. La forme populaire se retrouve dans médaille, venu de l'italien ; de me- talUUf le vieux français avait tiré maille (monnaie] .

|56 LANGUE FRANÇAISE

Farce. Flegme (i).

Ces mots sont devenus des adjectifs parmi le peuple. Rien de plus normal. Il en est de même de colère. J'ai entendu cette phrase : « Vous avez ag-i d'une façon C7mche. » Le substantif qui implique une idée de qualité, de manière d'être, tend naturellement à devenir un adjectif; c'est le passage du particulier au général. L'inverse est tout aussi fréquent; une idée générale de qualité se particularise en substantif : de des mots comme baudet^ renard, qui signifiaient d'abord, gai et rusé. Pour expliquer cruche., il suffit de citer bête^ butor, andouille, brute, pioche, daim, tourte, jocrisse, mots qui, avant d'être à la fois des adjectifs et des substantifs, furent d'abord exclusivement des substantifs.

Dompeteur,

Cette prononciation absurde est un des mé- faits de l'orthographe enseignée à des enfants du peuple. On ne sait d'ailleurs des huma-

(i) Flegme est d'un langage bien académique. Il y a long- temps que le peuple, avec raison, dit Jlemme, flemmard, etc. On trouve flemme et fleume, au xvi« siècle.

LA DÉFORMATION iBy

nistes ont pris le p dont ils ornèrent ce mot. L'ancienne langue disait douter^ ce qui repré- sente le latin domitare.

Le cheval à mon père.

C'est une des tristesses des grammairiens que, malgré leurs objurgations, on continue à mar- quer la possession par à aussi bien que par de. « Ce chien est à moi, dirent des enfants. » Ils autorisent : ce cheval est à mon père; ils défen- dent : le cheval à mon père. Hélas! cette faute remonte exactement au siècle, puisqu'on lit sur un marbre de cette époque membra ad duos fratres, pour membra duorum fratrum (i). Voilà un solécisme qui a de belles lettres de noblesse.

Mésentendu.

Prohibé par les grammairiens, quoique excel- lent, de môme que mésaventure, mésetime, et d'autres.

Perdue.

Une langue ressemble à un jardin il y a

(i) Le Blant, Epigraphie.

l58 LANGUE FRANÇAISE

des fleurs et des fruits, des feuilles vertes et des feuilles tombées, où, à côté du définitif, il y a la vie, la croissance, le devenir. On a cherché depuis trois siècles à figer ce jardin dans cette attitude contradictoire ; de là, ces incohérences qui per- mettent de rédig-er des grammaires en quatre volumes. Il faut bien justifier inclus et exclu, reclus et conclu, incluse et conclue, recluse et exclue. Je sais: les uns sont des participes fran- çais et les autres des adjectifs latins mal fran- cisés. Laissons le peuple dire perdue, puisqu'il le veut bien. La tendance est bonne.

Eclairer. Allumer.

On entend assez souvent cette expression qui semble bizare : éclairer le gaz. Elle nous cho- que, quoiqu'elle soit identique à allumer le gaz, puisque allumer, c'est adluminare, don- ner de la lumière à..., comme éclairer, c'est donner de la clarté à... 11 est curieux de retrou- ver, à tant de siècles de distance, la même méthode linguistique aboutissant au même résultat.

A fur et à mesure. Cette déformation reproduit exactement le

LA DEFORMATION lOQ

latin ad forum et ad mensuram, au prix et à mesure. Cq forum est le même qui figure dans forfait, prix fait, marché fait, forum factum.

Secoupe.

Et même secoupe. Ainsi succussare a donné ^e^ower, qui maintenant est assez souvent^'coî^er. Secourir, c'est succurrere. Soucoupe, malgré son sens très clair, devait devenir secoupe.

Vous f aise 2,

Ceci représente brutalement la tendance de la lang-ue française à ramener tous ses verbes à la première conjugaison. L'Anonyme cite agoniser pour agonir (de sottises) ; il y en a bien d'autres, et on les constaterait surtout dans le langage des enfants. J'ai entendu : buver, cuiser, ram- per, pleuver, mouler, chuter pour boire, cuire, rompre, pleuvoir, moudre, choir. Aujourd'hui, il est impossible de créer un verbe français qui ne se conjuge sur aimer. On a abandonné depuis longtemps tistre pour tisser, semondre pour semoncer; imbiber remplace imboire, qui devient archaïque; on oublie émouvoir et l'on abuse d'émotionner.

l6() LANGUE FRANÇAISE

Prévu d'avance.

On connaît par ses affiches la société des « Prévoyants de l'Avenir ». Ce pléonasme appa- rent s'explique par Taffaiblissement de la signi- fication de certains mots. Prévoir n'a plus un sens absolu pour le peuple; mais nous-mêmes ne disons-nous pas, sans roug'ir, prédire l'ave- nir ?

C'est encore à ce besoin de renforcement que répondent les expressions : monter en haut, dé- pêchez-vous vite, et les locutions plus populaires, regardez voir, voyez voir. Vaugelas disait, à propos de certains pléonasmes d'usage, que « la parole n'est pas seulement une image de la pensée, mais la chose même », laquelle se re- présente d'autant plus nettement que la phrase est plus descriptive de l'acte.

Promener.

Il y a une tendance à supprimer le pronom ré- fléchi dans les phrases : je vais me promener, me coucher, me baigner, etc. L'expression toute récente, se cavaler, est déjà devenue ca- valer. J'entendis hier les enfants abandonnant

LA DÉFORMATION l6l

un camarade dire : C avalons, il ?ious rejoin- dra.

Cependant, Vaiigelas écrivait au moi p/'ome- ner : « Tantôt il est neutre, comme quand on dit : Allons promener; il est allé promener; je vous enverrai bien promener. » Il est donc pos- sible que la manière populaire de traiter prome- ner soit un archaïsme (i).

Raisons,

Le peuple emploie ce mot, au pluriel, comme synonyme de discussion, difficultés, querelle et même injures. Quelque jour, ce sens passera dans les dictionnaires. 3ïots Qi paroles ont éga- lement ces mêmes significations, peut-être atté- nuées.

Voix de Centaure,

G*est un exemple amusant d'étymologie popu- laire. On exprime par ce terme la tendance du peuple à ramener Tinconnu au connu.

Il ignore Stentor ; centaure lui est moins

(i) Vaugelas revient souvent ici parce que son livre est tou- jours précieux. On a suivi l'édition de 1662 : Remarques sur la lanr/ue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire. Vaugelas fut un observateur de premier ordre.

[02 LANGUE FRANÇAISE

étranger : cela suffit pour influencer son oreille, ensuite sa langue. Quel rôle cette habitude a-t- elle joué dans la formation du français ? On n'a jamais tenté de l'établir et cela serait peut- être impossible. Cependant, c'est sans doute ainsi qu'on expliquerait certains mots tels que: 7narjolai7ie^ échalotte^ ancolie, érable, camo- mille, étincelle, licorne y et d'autres que Ton a signalés parmi ceux qui échappent aux explica- tions phonétiques. Si c'est amaracana qui est l'original de marjolaine, il faut que le mot fran- çais ait subi une influence analogue à celle qui a transformé récemment olénois en à la noix et jadis galatine en galantine. Quoi qu'il en soit, voici quelques-unes des explications que se donne à cette heure le peuple, des mots qu'il no comprend pas :

Voix de Centaure (Stentor)

Cresson à la noix (Alénois, ollenois, orlenois

Orléanais)

Dernier adieu (Denier à Dieu)

Souguenille (Souquenille)

Soupoudrer (Saupoudrer)

Trois-pieds (Trépied)

Ruelle de veau (Rouelle)

Semouille (Semoule)

LA DÉFORMATION l63

Tête d'oreiller (Taie)

Bien découpé (Découplé)

Écharpe (Echarde)

Celte dernière mutation est due à écharpe?^, verbe qui n'a aucun rapport de sens, ni d'ori- gine, avec écharpe ; mais il en a avec charpie^ avec l'idée de déchirer (car/>/re), par conséquent blesser. Il est donc possible que écharpe, au sens de blessure, soit très ancien.

Vert imeiix . Vénéneux .

Le peuple confond ces deux mots, mais sa préférence va au premier, qui est de meilleure lig-née. Vénéneux, c'e^i le latin tout cru, ^;^^^e- nosus. Venimeux a été formé de venin; on commença par venineux, puis le second n s'est dissimilé ; en des parlers provinciaux Vn est devenu / et on dit velimeux ; en italien, il y a deux formes : vene?io et veleno,

La répartition des deux mots a été tentée, comme pour écaille et écale, d'après des prin- cipes étrangers à la logique linguistique : Fun est bon pour les bêtes ; Tautre, pour les plantes et les minéraux. Ces distinctions sont nécessai-

l04 LANGUE FRANÇAISE

rement absurdes, la nature étant plus variée que ne peut le concevoir le cerveau d'un grammai- rien. Nombre de plantes sont veniîneuses et nombre d'animaux sont vénéneux, si on s'en rapporte aux définitions des dictionnaires.

La répartition des mots très voisins de forme se fait lentement et difficilement. Désespérant de jamais sentir la différence trop profonde qu'il y a entre colorer et colorier , le peuple s'en tire en fabricant couleurer qui répond à tous ses besoins dans cet ordre d'idées. Il prendra long-temps encore l'un pour l'autre : croire et accroire, envers et revers , coulé et coulis (i), épurer et apurer, étuvée et et ou ffée, des fois ei parfois, recouvrer et recouvrir, passager et passant, neuf et nouveau, g rade Qi gradué, enfin autour et alentour.

Cette dernière répartition est toute récente et particulièrement arbitraire; elle a devancé l'u- sage. A ce propos, il faut noter la certitude plai- sante des dictionnaires à cataloguer les mots

[^) Il s'agit de cuisine. Il y a un autre mot de même son écrit coly par Thévenot (i684;, couLi par B. de Saint-Pierre et que les anglomanes, ignorant toute la littérature française, ont vulgarisé sous la forme absurde coolie (Cf. le Dictionnaire de Halzfeld). Voir la note {i), page 99.

LA DÉFORMATION l65

SOUS les vieilles rubriques scolastiques, à les fig-er dans une fonction unique. Cela est très délicat. Les mots sont souvent des signes à tout faire, tantôt verbes et tantôt substantifs, ici adverbes, et adjectifs; et à mesure qu'une langue se dépouille, cela devient plus visible. Les mots anglais ont ainsi acquis une très grande liberté d'allures, peut-être parce qu'ils ont été moins tyrannisés qu'en France. Pour autour et alentour, ce ne sont ni des adverbes, ni des prépositions, à moins que n'en soient aussi au pied, au fond, au cœur, au bas. Tour est un substantif et entour un de ses dérivés, comme atour et pourtour. Au lieu de définir et de classifier, les dictionnaires devraient se borner à décomposer de tels mots : au tour, à r entour ;cclaL serait plus clair et moins compro- mettant.

Iniation.

Cette déformation d'apparence bizarre, que j'ai recueillie personnellement, est des plus carac- téristiques comme preuve de la perpétuité des lois qui ont guidé la création du français. Elle représente le mot initiation, tel que prononcé

|66 LA>'GUE FRANÇAISE

et écrit à plusieurs reprises (des centaines de ^ois) par un commis de librairie. C'est tout sim- plement la règ-le de la chute du t médial; avec encore un effort, on aurait un mot pareil à tant de vieux mots français (i) :

Abba-t-ia Inl-t-ialion Inia-t-ion Abba ye Ini iation Iniai son

Cette manifestation de l'instinct est une grande leçon.

Voilà. J'ai seulement voulu montrer que la déformation n'est pas du tout cahotique; que le mauvais français du peuple est toujours du français et parfois du meilleur français que celui des grammairiens.

(i) Comparez avec iniation l'anglais coercion pour coercition.

LA MÉTAPHORE

LES BÊTES ET LES FLEURS

Dans Tétat actuel des lang-ues européennes, presque tous les mots sont des métaphores. Beaucoup demeurent invisibles, même à des yeux pénétrants; d'autres se laissent découvrir, offrant volontiers leur image à qui la veut con- templer. Des actes, des bêtes, des plantes por- tent des noms dont la signification radicale ne leur fut pas destinée primitivement; et cepen- dant ces noms métaphoriques ont été choisis, assez souvent sur toute la surface de l'Europe, comme d'un commun accord. Il y a une sorte de nécessité psychologique parfois inexplicable ou même que Ton voudrait ne pas expliquer pour lui laisser son caractère même de néces- sité, c'est-à-dire de mystère.

Roitelet.

Telle métaphore semble vraiment s'imposer au nomenclateur. Ayant à nommer l'oiseau ap-

LA.NGUE FRAN(^;A1Së

pelé roitelet, l'idée de petit roi est celle qui vient à Tesprit de l'homme : grec, il dit Baci- Xiffxoç; latin, regaliolus (i); allemand, zaun- kœnig (roi des haies) (2); anglais, kinglet\ suédois, kungsfagel (l'oiseau roi); espagnol, reyezuelo; italien, reattino; hollandais, ko- ningje; flamand, kuningsken ; polonais, kro- lik (3). Pourquoi? Peut-être parce que le tout petit oiseau porte sur la tête une huppe qui semble rironie d'une couronne. Il faut que cela suffise, car on ne peut invoquer ni la phoné- tique, ni, sans doute, une langue antérieure toutes les langues auraient puisé, ni les commu- nications interlinguistiques. Il y a bien un conte populaire très répandu le roitelet joue un

(i) Regaliolus est le mot de Pline. Philomela, le petit poème latin sont cités tant de noms d'animaux, dit regu/us : Regulus atque Merops et rubro pectore Progne.

(Edition Nodier, 43.)

(3) L'idée d'habitant des haies, qui se cache dans les haies, subsiste seule dans le danois, gierdesmutte, le français /burre- ôu/sson, et l'allemand zaunschlupfer ; celle de petit, dans le vieux hollandais Dume, le petit poucet. Voici encore quelques autres noms du roitelet : allemand, Dornkœnig , roi des épines; saxon, NesseUconig, roi des orties; vieux hollandais, winterconincsken et muijskonincsken, roi de l'hiver et roi des souris; piémontais .' reatél et pcit-re.

(3) Kral, roi. Dans la transcription der mots suédois et polonais, nous avons omettre les signes et les accents incon- nus à l'alphabet romain.

LA MÉTAPHORE I7I

rôle important, mais qui ne contient aucune allu- sion pouvant faire croire que ce soit l'origine de ce surnom royal. Il reste que le paysan fran- çais, devant le minuscule oiseau, a été obligé de dire : petit roi, tout comme, vingt siècles plus tôt, le paysan grec.

Cependant si le cas de roitelet était unique ou rare; si l'on ne trouvait dans les langues euro- péennes que trois ou quatre exemples de cette sorte, on pourrait imaginer une chanson, un conte, une de ces traditions populaires qui tra- versent les siècles, les montagnes, et les océans; mais, au contraire, à la moindre recherche les exemples se multiplient et l'on est forcé de rame- ner la plupart des causes à une seule, la néces- sité psychologique. Quelques-uns de ces phéno- mènes Hnguistiques sont moins obscurs; c'est quand l'objet nommé ou surnommé est très caractéristique de forme ou de couleur : ainsi Xable ou ablette (albula) est dite poisson blanc par les Hollandais, les Anglais, les Polonais : witfisch, white hait, bialoryb; ainsi le chou- cabus tète; caputy chabot (i), caboche) est

(i) Chabot, poisson à grosse tète, en grec, xecpaXo;; en latia capito;en latin mérovingien, cnbo. Cf. chevène ou juène (dia-

172 LANGUE FRANÇAISE

aussi pour les Allemands, kopfkohl, et pour les Italiens, capuccio; ainsi le phénicoptère des Grecs, l'oiseau aux ailes de flamme, est pour nous le flamant.

Lézard.

M. Michel Bréal, dans sa récente Séman- tique (2), écrit, à propos de la singularité de certaines métaphores : « Si Ton disait qu'il existe un idiome le même mot qui désigne le lézard signifie aussi un bras musculeux, parce que le tressaillement des muscles sous la peau a été comparé à un lézard qui passe, cette explica- tion serait accueillie avec doute, ou bien croirait- on qu'il est parlé des imaginations de quelque peuple sauvage. Cependant il s'agit du mot latin lacertuSy lequel veut dire lézard, et que les poètes ont maintes fois employé pour dési- gner le bras d'un héros ou d'un athlète. » Mais s'il est surprenant déjà qu'une telle image ait été formée une fois, car elle est très étrange, quoi-

lecte de Paris), chabot de rivière. (Voyez Essais de Philologie française^ par Antoine Thomas, p. 261, pour la filiation phoné- tique). On trouve, au xvi« siècle, testard, munier, vilain. (2) Page 320.

LA MÉTAPHORE lyS

que très juste, et elle aurait pu, certes, ne jamais sortir du réservoir profond des sensa- tions, quel étonnement de la voir périodique- ment retrouvée, qu'il s'ag-isse de lézard ou de souris y au cours des siècles et des langues I M. Bréal, lui-même, la signale, en grec mo- derne, où mys pontikos^ rat d'eau, et par abré- viation pontikos, signifie aussi muscle; muscu- lus en latin, et souris en français, ont, comme on le sait, une double et parallèle signification; il en est encore de même en polonais souris se dit mys2 et le muscle du bras est la petite souris : myszka] en suédois et en hollandais, mus et muis ont les deux sens. Le hollandais spécifie les muscles de la main. Cependant je viens de lire : « Elle agite ses petits bras de lézard et me dit » (i)...; alors je suis assuré qu'appeler lézard le bras est, aujourd'hui comme il y a des siècles, une idée qui peut entrer spontanément au cerveau par l'œilj car je connais l'auteur : il est de ceux qui tiennent à créer leurs images, et s'il a refait la méta- phore latine elle-même, c'est qu'elle s'est impo-

(i) Jules Renard, Bucoliques (1899).

174 LANGUE FRANÇAISE

sée à lui, comme elle s'imposa jadis à un poète du à un paysan romain.

Grue. Chevalet, Chèvre, Singe, Mule y etc.

On a souvent noté que les noms des instru- ments de force ou des bois de charpente sont empruntés aux animaux ; cette habitude est uni- verselle. Comme nous disons grue un oiseau et une machine , les Grecs appelaient ^spavioç l'oi- seau et la « gloire » (i), et ^^paviov notre machine vulgaire à lever les fardeaux; les Alle- mands appellent l'oiseau kranich et la machine, krahn ; les Polonais disent zorav (gruej, dans les deux sens ; notre chevron^ petite chèvre, répond au capreolus des Latins ; les Portugais, pour chevron disent asna (ânesse); noivQ pou- tre (2), notre poutrelle^ notre chevalet, notre poulain correspondent à equleus et le cheva- let est iTTTrapiov en grec moderne ; horse en anglais veut dire cheval et chevalet; les Alle-

(1) Argot des théâtres. Machine à soulever les personnages dans les apothéoses.

(2) Poutre, c'est pouliche ; on se souvient des « poutres hen- nissantes u de Ronsard.

LA MÉTAPHORE 176

maiids et les Danois disent un bouc (bœck^ buk), les Flamands et les Hollandais, un .âne (ezel)^ ce qui correspond à notre bourriquet; le Por- tugais a /?o^r<9 au sens de poulain et àtchevalet. Chevalet SQ retrouve naturellement en espagnol, en italien, en portugais, cabalette^ cavalletto, cavallete. Hebebock est le nom allemand de la chèvre mécanique que les Anglais confondent avec la grue (crané) ; chèvre revient en espagnol, cabrla, et en portugais, cabrite. Le chevron se dit en polonais koziel, bouc. Beaucoup de ces mots ont également servi à former des dérivés dont le sens, tout métaphorique, est identique en beaucoup de langues. Un animal qui a échappé à la métamorphose en machine (i), le singe, a fourni presque partout un verbe qui est le péjoratif d'imiter et que le grec n'avait pas, ni le latin, malgré la parenté syllabique de simius à simulare. A côté du français singe-singer, il y a l'allemand affe-nachaffen; le suédois

(i) Je laisse ceci pour pouvoir dire en note qu'il ne faut jamais affirmer l'inexistence d'une métaphore de ce genre. En effet, pris d'un doute, je cherche et je trouve dans un diction- naire technique : « Singe, machine composée d'un treuil hori- zontal qui sert à élever ou à descendre des fardeaux. » On a également appelé sinje, et cela rentre dans la série singe-singer^ le pantographe, appareil à copier les dessins.

176 LANGUE FRANÇAISE

apa-esterapa ; le danois abe-esterabe ; le fla- mand aep'waapen ; l'anglais ape-ape ; Titalien scimio'Scimiottare ; le portug^ais : macaco-ma- caquear; le polonais malpa-malpowac ; le grec moderne ^m\t.Q\ù'\mi^o^licf. (singerie). C'est un< belle progéniture. « Bâton, dit Brachet, origine inconnue. » C'est assurément le petit bât; li relation directe entre l'ancien français bast et baston semble évidente. L'Espagnol dit basto^ bât, et baston, bâton. Le bâton a été considéré] tantôt comme le bât, tantôt comme la bête d( somme tout entière ; c'est ce dernier sens qu'il prend lorsqu'on se sert du mot bourdon (latii burdonem)^ qui est proprement le bardot, va- riété du mulet. Muleta signifie béquille en espa-j gnol et en portugais, et mu/a, bâton en italien.] Les paysans qui marchent à pied appellenti volontiers leur bâton, mon cheval ; plaisanterie qui se retrouve un peu partout. Ainsi, comme on voyait toujours les franciscains marcher à pied, on avait jadis surnommé le bâton des voyageurs el caballo de S. Francisco, en Espagne, et en France, la haquenée des Cor délier s (i).

(1) Brachet, au mot Bourdon.

LA METAPHORE I77

Chien. Chenet, Chiendent, Chenille,

Le chenet est le petit chien du foyer, chiennet; Je portug'ais dit caes da chamine, les chiens de la cheminée ; le provençal, cafuec, et Tang-lais, fire-dog, le chien du feu ; rallemand, feuerbock, et le danois, ildbuk, le bouc du feu ; Tespagnol, morillo, le petit Maure du feu, et Tidée est bien espagnole, de faire rôtir éternellement Tennemi national ; mais il est probable que la métaphore •n'est phis comprise, pas plus que celle, plus douce, qui a fait chez nous du chien le fidèle gardien du foyer. Il est possible que le fire-dog des Anglais vienne de France ; le bouc des pays germaniques représentait peut-être une des fîgu- |res du diable.

Chien (de fusil) ne se retrouve guère qu'en [itaUen, cane, il s'appliquait déjà au rouet de [l'arquebuse ; les Espagnols et les Portugais di- jent petit chat, gatillo, gatilho; dans les lan- gues non latines, le chien de fusil est un coq ; illemand, Aa^/z ; hollandais, haen ; danois et luédois; hane ; polonais, kurek.

Le nom de la plante appelée chiendent^ parce [ue le chien la mordille volontiers, se retrouve

10

[78 LANGUE FRANÇAISE

littéralement en allemand, hundszahn; le da- nois, le flamand et Tang-lais disentherbe au chien, hundegi'oes, hondsgras, dog^s grass. Le chien a encore donné son nom à la chenille, en latin vulgaire canicula, la petite chienne. Cette ma- nière de voir n'est guère répandue en Europe; on trouve cependant cagnon, petit chien, dans l'italien dialectal qui fournit aussi ^a^a et gat^ tola, petite chatte. L'idée de chat semble d'abord se retrouver dans le mot anglais si singulier Caterpillar ; cela, devient peu probable si Ton rapproche le mot anglais de la forme normande carpleuse (on trouve aussi les variantes char- pieuse^ chapleuse, chaplouse). ^nt^ei carpleuse et charpleuse semblent dérivés de l'ancien verbe charpir, qui nous a légué charpie. La char- pieuse, ce serait la faiseuse de charpie, la dépe- ceuse, et cela qualifie bien la chenille et sa vora- cité. Mais le français du xvi® siècle est formel; il dit chattepelue et chattepeleuse [i). Est-ce une déformation? Les Portugais l'appellent lézard, lagarta; pour les Polonais, c'est une petite oie,gasienica. Ces appellations répondent

(i) Hadrianus Junius, Nomenclator ; Francfort, iSgG. Les chatons des arbres sont en anglais catkin et cat-taiL

LA METAPHORE I 70

au besoin de transférer les noms d'un animal à l'autre, le plus souvent d'un gros à un petit. Le cloporte en est un exemple amusant, car rien ne ressemble moins à un cochon qu'un cloporte.

Cloporte.

Son nom est cependant clair; du moins, mal- gré la phonétique, il est permis de supposer que cloporte est une altération de claus-porc {clau- siis-porcus). C'est l'opinion de Brachet. Elle serait bizarre, si la même image ne se retrouvait en plusieurs langues ou dialectes et si le fran- çais du xvp siècle ne nous donnait la forme inat- tendue closeporie^ déformation à laquelle cor- respond peut-être le vieux hollandais dorworm, Porcellio est un des noms latins du cloporte ; c'est le nom populaire opposé à oniscus ; en Italie on appelle aussi les cloportes, porcellini, les petits cochons; en Champagne, c'est : cochon de S. Antoine ; en Dauphiné : kaïon (cochon), et en Anjou : tree (truie). LeGlossaire duCentre donne : cochon, cloporte. La forme porcelet est

l8o LANGUE FRANÇAISE

assez répandue dans une partie delà France (i). Enfin, rapprocKement inattendu, le cloporte s'appelle, en suédois, le cochon gris, grasugga. L'idée de cochon pour nommer le cloporte a eu à lutter avec Tidée d'âne, qui n'est pas plus explicable par les logiques ordinaires : Voniscus latin est rovta/.o; grec (petit âne), mais les paysans romains connaissaient aussi le mot asellus, et l'allemand assel doit sans doute être rapproché de esel (âne). On sait que le cochon a encore donné son nom au petit ver qui se rencontre dans les noisettes ; ce petit cochon se retrouve en anglais, pig-nut (2). Les Anglais appellent également/?/^ le lingot que nous disons saumon et les allemands, salm.

Fauvette, Bergeronnette. Linotte, Loriot. Chardonneret.

Que la fauvette à tête noire ait été nommée en grec [jLsXaYxopuçoç (3), en latin atracapilla ;

(i) Le charançon est appelé varkentor en flamand {varken, cochon) .

(2) En polonais la métaphore est des plus singulières : orze- chowiec, brebiette de la noix (owka^ brebis^

'3) On traduit également ce mot par becfigue.

LA METAPHORE

qu'elle soit, en italien, la capinera,Qi en portu- gais toutinegra (chig-non noir) cela n'a rien que de fort lo^î^ique ; on ne sera pas surpris'davan- tag'e que des petits oiseaux aient été comparés à des mouches : notre moineau est littéralement l'oiseau mouche {muscionem, de muscd) et la fauvette, alors désig-née d'après sa petitesse et sa légèreté, devient la mouche d' herbe [d\\. : gras- much ;^?im, : grasmuch). Il ne faut d'ailleurs être surpris de rien au pays des métaphores ; les Grecs n'appelaient-ils pas du même mot, crpc'jGo;, le moineau et l'autruche ?

La jolie métaphore qui a transformé en petite bergère l'oiseau qui vit dans les prés et voltige autour des troupeaux ne se trouve, il semble, qu'en français : les mœurs de la bergeronnette n'ont frappé que nos bergers (i). Les Anglais, qui lui ont laissé son autre nom, hoche-queue {wagtail) (2), ont cependant fort bien remarqué

(1) Dans le centre de la France la bergeronnette se dit bergère et l'on en distingue une variébS appelée bergère jaune ou lavan- dière [Glossaire du comte Jaubert). Palearia est un des noms latins de ce petit oiseau, et Paies étant la déesse des ber- gers, on peut lui donner un sens voisin de bergeronnette, quoi- que l'idée de paille (paille- en-queue) soit plus probable.

(2) Mot qui correspond bien à l'autre nom latin de la berge- ronnette, motacilla. Cette idée se retrouve, sous les formes les

10.

1 82 LANGUE FRANÇAISE

la fraternité du l)ouvreuil et du bœuf; ils le nomment bull-finch^ le pinson du bœuf; mais que ce nom est loin d'être joli comme le nôtre qui sig-nifie le petit bouvier (ôovarioius) ! La linotte, c'est l'oiseau au lin ; les Latins s'étaient décidés pour un nom pareil et disaient linaria; les Allemands et les Polonais appellent la li- notte, l'oiseau du chanvre, hacn fl ing Jtonopka, et les Flamands lui donnent le même nom qu'au chanvre femelle, kemphaen (i). Ce passag-e du lin au chambre est tout àfait extraordinaire, car si les deux plantes sont d'un usage identique, elles diffèrent absolument pour le reste et il ne semble pas que même une linotte puisse les confondre, ni leurs graines qui n'ont pas préci- sément les mêmes propriétés. 11 faut peut-être voir une confusion de noms, pour parité d'usage, entre le lin et le chanvre (2).

plus amusantes, dans les dialectes italiens on l'appelle codra- fremo/Of codacinciola, squazzacoa, cotretola, et enfin balarina, la ballerine. Le français du xvi« siècle dit guingne-queue . En Espagne et à Venise, c'est l'oiseau de la neige, parce qu'on le voit saulilkr sur la neige.

(i)Holl. : kemphaan. Cependant les dictionnaires traduisent ces mots par huppe.

(2) En portugais la confasioa va très loin : Zm/mfa signifie à la fois graine de lin et chèneuis, mais chènevis se dit aussi linhaça

LA MÉTAPHORE l83

Du mot aiireolus le français à fait oriol (i), puis par ag-^lutination de Tarticle (/'), loriol, devenu loriot; c'est l'oiseau d'or, et les Alle- mands appellent ég-alement \ç^\oY\o\.()oldamsel^ le merle doré ; les Anglais lui ont donné le beau nom de marteau à^ov^gold hammer; pour les Polonais c'est la plume d'or, zlotopior {zloto,ox)\ les Portugais le nomment oriolo et oropendula^ Thorloge d'or. Mais pourquoi les Danois l'appellent-ils le Suédois (Swenske) et les Flamands, le Wallon (2)? Peut-être parce qu'ils donnent au loriot le nom de leurs meil- leurs amis. Les Flamands possèdent ég-alement la métaphore allemande : merle doré {goud- meerle).

Comme le lin a donné son nom à la linotte, le chardon a servi à désigner le chardonneret (anc. fr. : chardonnet (3), c'est proprement l'oi- seau au chardon). L'idée de cette relation se retrouve dans presque toutes les langues de l'Eu-

do canamo (chanvre) ; linhal veut dire à la fois linière et chan- vrière.

(1) L'ani^Iais nous a pris jadis et a conservé oriole et oriel ,

(2) Liltér., le veuf wallon [weduwael).

(3) Cf. Glossaire du Centre: chardonnet, échardonnet, êchar- donnette.

[84 LANGUE FRANÇAISE

rope et dansles deux langues classiques : axavOiç ( i ), carduelisj l'italien cardelllno traduisent exac- tement chardonnet ; la branche germanique se, sert de l'expression pinson du chardon ; en alh mand, distelfink; en flamand, distelvink; ei suédois, listel fink; en anglais thistle-finch\ L'Anglais l'appelle aussi ^o/û^/?/zM, pinson doréj

Brochet. Bélier,

Le latin lucius ne s'est perpétué qu'en ita*! lien, luccio; à ce mot le français a substitu( l'idée d'une pique, d'une broche, d'où brochet{2)\ simultanément l'anglais adoptait le mot piki (pique). Cette idée semble d'origine germanique; les noms du brochet en allemand, hecht, et en danois, giedde^ semblent la contenir; elle est évidente dans le suédois gadda (gadd, aiguil- lon).

\J églantier doit son nom à une comparaison analogue; c'est proprement l'arbuste couvert à'aiglants {aculenta), de piquants. Je n'ai pu retrouver dans les langues européennes de for-

(i) Grec moderne : yt-cL^^iki et jcapS'èpîva. (2) L'ancien français disait broche.

LA METAPHORE

mes analogues, comme pour brochet, mais le procédé est connu, log^ique, et très ancien, puis- qu'en sanscrit le lion est proprement le che- velu et l'éléphant le dentu. L'hébreu est plein de noms analogues : le bouc est le poilu; l'ours, le barbu; le loup, Itjaunet ; l'hyène, la bringée (i).

Cependant lucius a vécu dans mey^luche (bro- chet de mer), expression qui, avec des mots de sens identiques, se retrouve dans l'allemand seehecht. Ce qui montre bien Tincohérence de la plupart de ces dénominations, c'est que les Romains donnaient à la merluche exactement le même nom qu'au cloporte, asellus. C'est ce que font encore les Vénitiens, disant nasello. Le poisson que le latin appelait mustela, l'italien l'appelle donnola, et nous allons voir plus loin que ces deux noms se retrouvent appliqués à la belette.

L'idée de nommer Varies, mouton à clochette, mouton béHer (2), bélier ySe constate en français,

(i) Mot normand qui correspond à l'ancien français vair (latin varias); bringé n'est guère employé que pour désigner les vaches et les bœufs.

(2) De l'ancien français bêle, cloche, mot venu lui-même du bas-allemand par la forme latine bella.

iHC) LANfUJE irVANQAISE

en anglais et en hollandais {bclUwether, helha-- mel)', les moutons des vagues sont des brebis en italien, pecorelle; et dans toutes les langues, depuis le grec, la machine de guerre à heurter les murailles s'est dite du même nom d'animal, bélier ou înoiiton, v.pioq. aries, ram (ang.), stormram (hoU.), ariete (esp.).

Belette.

La belette est peut-être l'animal qui pourrait donner lieu à la plus curieuse dissertation séman- tique. Dans presque toutes les langues son nom est une antiphrase. C'est une bête fort redoutée des paysans, comme le renard, comme la fouine, dont elle est parente. Or, on l'appelle à l'envi la jolie, la belle, la douce! Son nom français vient du vieux mot bêle, du latin bella; la be- lette, cela veut dire la petite belle. Les Anglais la nomment (i) la jolie ou la fée, fairy : les Bavarois, la jolie petite bête, schoenthierlein; les Danois (2), la \o\\^,kjoenne ; les Suédois, la

(i) Ou l'ont nommée jadis, car le mot maintenant en nsas'e est est weaael.

(2) Même remarque; le mot actuel est vœsel.

1

LA MÉTAPHOIIE 187

joueuse lekatt; les Italiens et les Portugais, la petite dame, c?o/zwo/a, doninha; les Espagnols, la petite commère, comadreja; les Grecs d'au- jourd'hui, la petite bru (vutj.^'.T^a) . A cette liste, il faut peut-être joindre son nom allemand? passé en hollandais, en anglais, en danois, wie- sel; on y trouverait la blanche, La même idée, ou celle de douceur, s'imaginerait dans le grec YaAY], la blanche^ la douce {i), et ce serait encore la douce dans le latin mustela. Ces rapproche- ments paraîtront moins invraisemblables lors- qu'on saura que les idées de beau, de blanc, de doux sont, dans la tradition populaire, les anti- phrases naturelles de l'idée de mauvais. En Rou- manie, les malae dlvae, les mauvaises fées, les lèlé, ne sont jamais appelées que les Bonnes, les Puissantes, les Belles, les Blanches, les Douces (2). L'explication des folkloristes est que la belette, étant un animal dont on a peur, on ne prononce jamais son nom, car, croyance universelle, quand on parle du loup, on en voit

II) Mais le nom grec de la belette était plutôt tJCTt:. (qui se glisse); ^aXvj aurait été la fouine, qui s'apprivoise comme un chat (Hœfer, Histoire de la Zoologie.

{2) La Veillée. Douze contes roumains, traduits par Jules Bruo, Introduction, par Liicile Kitzo, page xxx,

l88 LANGUE FRANÇAISE

la queue, quand on invoque le diable, le diable paraît; prononcer le vrai nom de la belette, c'est attirer la méchante bête et c'est aussi, par cela même, la contrarier, puisqu'on la dérang^e, l'exciter à la dévastation. Mais si on lui donne des noms d'amitié, c'est comme si on la cares- sait, et elle devient ce qu'on la nomme. Il m'est agréable de rencontrer l'idéalisme verbal à l'état de tradition populaire et j'admets d'au- tant plus volontiers l'explication qu'elle n'expli- que rien, en ce sens qu'il reste à nous faire comprendre comment le même euphémisme se retrouve dans les temps et les pays les plus éloignés; il reste aussi à découvrir les vrais noms de la belette, si nous n'en sommes plus, comme les Grecs, à la confondre avec le chat. En somme, ici comme devant le roitelet, nous constatons un phénomène psychologique. L'eu- phémisme est, d'ailleurs, assez fréquent dans la nomenclature populaire, mais il règ-ne avec une grande fantaisie. Si l'inoffensive couleuvre qui, au pire, mangera quelques œufs, est parfois nommée, elle aussi, la jolie^ elle est la vermine en Portugal [bicha), et on voit, dans nos dia- lectes provinciaux, l'épervier redoutable nommé

LA MÉTAPHORE iSq

tout crûment le voleiu' ; il est le lah^e en Auver- gne et le laron en Dauphiné, et sans doute y reconnaît-il facilement le latin latro (i).

Pic, Plongeon, Pélican, Rouget, Dormiliouse,

Lepic, espec, pivert, est dit aussi bêche-bois, mot qui se trouve exactement en anglais, wood- pecker\ le plongeon (en latin mergus) est le plongeur en allemand, taucher-, le pélican (en IdXïn plated) s'appelle en allemand Toie à cuil- lère, lof fier, loffelgans'y ce qui correspond aux vieux noms français de cet oiseau, pale, pelle, pelle creuse, truble, et à son nom populaire anglais, shovelard. L'idée de rouge ou de lu- mière a toujours servi à caractériser le rouget ; le grec disait epuGp'.vo; ; le l-dim, rubellio; et pour les Hollandais, c'est le coq de mer, £:ee haen, et pour les Italiens, la lanterne, lucerna. H y a un poisson volant ou sautant qu'on appelle hi- rondelle de mer ou le volant, \e papillon; c'est le ysXiSwv et X hirundo des anciens, le volador des Espagnols, le zee swaluwe des Hollandais.

(i) Atiloiae Thomas, ouvrage cité, p. 27.

11

IQO LANGUE FRANÇAISE

Un autre poisson à gros yeux est appelé par Pline, oculata ; c'est Vochiado du populaire, à Rome, et le nigr'oil du même populaire, à Mar- seille où Ton appelait aussi dans le même temps (au XVI* siècle) la torpille une dormillouse, ce qui traduit délicieusement torpédo. La rainette, raine verte, verdier, en ancien français, c'est, en allemand, \di grenouille feuille, laubfrosch,

TournesoL

Les noms de fleurs, qui sont parfois si étran- ges, témoignent particulièrement de la nécessité de certaines métaphores. Il est impossible que ridée de soleil n'entre pas dans le nom de la grande fleur jaune appelée tournesol; elle res- semble exactement aux faces du soleil dans les vieilles gravures et, de plus, elle se tourne sensi- blement vers r astre qu elle semble suivre avec inquiétude : ses deux noms français, tournesol et soleil (i), traduisent cette double impression. C'est une fleur relativement nouvelle en Europe \

(i) En Savoie, dans le Centre et au Canada, tourne -soleil. On trouve dans les dialectes (Centre, Canada), sourci, pour souci. Les formes les plus anciennes sont Ia solde, la. soucie. Sous l'influence de souci (soucier), le mot changea de genre.

LA MÉTAPHORE IQ]

elle fut apportée du Pérou, au xvi« siècle. Le» tournesol des Latins, solsequia, c'est notre souci, diminutif ou ébauche de la grande sola- née américaine. La forme italienne de tournesol est girasole et Tespagnole, girasol : elles rap- pellent les trois mots grecs YjXtoxpoTitoç, YjXioipo'âiov, T^iOT^ouq, dont le dernier désigne particulièrement le souci. Car une fleur bien différente, la verru- caire (i), en gréco-français héliotrope, tourne aussi selon le soleil ses odorantes fleurs violettes, et il semble qu'ifjXioTpoTCiov ait été traduit littéra- lement en allemand et en hollandais par sonnen- wende et zonnewende ; ces deux langues possè- dent, en eff*et, les formes sonnenblume et zon- nebloem qui s'appliquent bien au soleil (2); le suédois dit solrose (3); le danois, solsikke; l'anglais, sunflower; le polonais, slonecznic. Les langues sémitiques ont des expressions

(i) En ital. et esp. : verrucaria et verruguera. C'est l'herbe aux verrues, mais il est préférable de ne pas la confondre avec une autre herbe aux verrues, l'éclairé.

(2) Malheureusement le soleil est appelé aussi héliotrope et l'héliotrope, tournesol; confusion absurde dont il faut encore ac- cuser le grec, et dont on trouvera sans doute des traces dans ce paragraphe. Il y a encore un autre nom grec, hélianthe. En somme, trois fleurs : le souci, la verrucaire, le soleil, pour leur donner les seuls noms qu'elles puissent porter en français.

(3) Et aussi solblomister (fleur soleil).

192 LANGUE FRANÇAISE

pareilles : en arabe ckems^ soleil, et echchems, tournesol.

Coquelicot,

Au latin papaver qui a fourni en français tant de formes singulières, pavot, pavon, papon, paveux, pavoir le goût populaire substitua en plusieurs régions l'idée de rouge, et le latin du moyen âge appelle rubiola, la plante que la science qualifie &^ papaver rubeum\ cependant l'idée de rouge se fixa sur la crête de coq, puis sur le coq et enfin sur le chant du coq que ren- dait Tonomatopée coquelicot owcoquericot. Cette idée était, d'ailleurs, contenue soit directement, soit par confusion, dans le nom même du coq (latin : coccum) (i); et c'est ainsi que les mêmes syllabes ont pu désigner deux choses aussi diffé- rentes qu'une fleurette et le chant d'un oiseau. L'exemple n'est pas unique, puisque la même aventure, mais pour d'autres motifs, est arrivée, comme on sait, au mot coucou (i), fleur et

(i) Venu lui-même du verbe qui disait le chant du coq : Gucurrire solet Gallus, Gallina gracillat.

(Philomela, 20.)

LA MÉTAPHORE igS

oiseau, tous les deux de printemps et de la même heure ; on a cru que la fleur naissait pour Toiseau et pour le nourrir, c'est une croyance générale que rien dans la création ne saurait être inutile ; mais cette fleur ou cette herbe, dé- daignées des hommes et des bêtes domestiques, ou ces baies qui mûrissent loin dans les bois, à quoi servent-elles donc? La réponse est écrite dans ces termes : herbe au loup, herbe à la vierge, herbe au diable. Elles servent à Dieu, à ses saints, au diable, ou au loup; les Arabes disent : ou au chacal; elles servent aux animaux que nous ne voyons pas manger et qui vivent; elles servent aux êtres surnaturels qui descen- dent pendant les nuits claires et à ceux qui rôdent pendant les nuits sans lune. Outre leurs noms distinctifs, presque toutes les plantes sau- vages ont ainsi un surnom qui souvent est com- mun à des espèces fort diff'érentes; la flore popu- laire se meut dans l'heureuse imprécision de la poésie et de la nonchalance.

Il ne faut pas s'attendre à retrouver coque- licot^ ou l'une des formes diverses de cette

(i ) Et Cuculi cuculant...

[PhiL 35.)

Hj4 LANGUE FRANÇAISE

onomatopée, en dehors du domaine roman : la plus lointaine est le roumain kukuriek, et en France même elle s'est partagé les dialectes divtc po.pave7\ Cependant le coquelicot éveilla aussi, en Angleterre, l'idée de crête de coq et l'on y rencontre cocks head, cock's comô, cockrose (écossais). Les langues germaniques se contentent en général de l'expression rose ou fleur des blés qu'elles appliquent, d'ailleurs, avec indiff'érence, à la fois, au coquelicot et au bleuet.

Renoncule. Joubarbe, Fumeterre,

La renoncule, connue sous le nom de bouton oTor, a reçu dans les langues et les dialectes d'Eu- rope (i) deux séries de noms; les uns la dési-

(i) Ici et dans plusieurs des paragraphes suivants, nous nous servons de la riche moisson de termes populaires recueillis par M.E.Rolland dans sa i^/ore/)o/)H/ai>e. Malheureusement, comme il ne traduit pas, une partie de sa nomenclature, dialectes étran- gers et « petites langues »,est souvent inutilisable dans un travail de sémantique. Au cours d'une excellente notice sur cette Flore, M. Louis Denise avait déjà exprimé le même regret. De même il avait constaté avec soin l'incohérence de la nomenclature popu- laire: <t Les mêmes noms empruntés à des similitudes de couleur, à de grossières ressemblances de port ou de forme, à de préten- dues propriétés identiques, s'appliquent indifféremment et dans les mêmes lieux à des plantes de familles très éloignées : Tellébore

LA MÉTAPHORE IQ5

g-nent d'après la forme de sa feuille, les autres d'après la couleur de sa fleur. Les noms qui veu- lent expliquer sa feuille contiennent presque tous l'idée de pied de poule (ou de coq), ou ridée de patte de grenouille (1), cette dernière idée souvent abrégée en l'idée de grenouille; ceux qui veulent peindre sa fleur, l'idée d or ou de jaune.

(( Pied de poule » se rencontre en letton, ffaiia pehdas ; en allemand, hahnenfuss ; en hollandais, haanevaet ; en danois, hanefod. Le latin pulli pedem a donné à nos dialectes de nombreuses formes dont les types sont piépou etpoupié; ce dernier mot est devenu le fran- çais pourpier.

La « patte de grenouille » figure dans l'anglo- saxon, lodewort (herbe au crapaud) ; dans le moyen haut allemand, froscfusz, que traduit l'appellation normande, patte de raine. La « grenouille » toute seule, c'est le grec paipa^tov; le latin, ranuncuhis {2)', le roumain, ranun-

est Vherbe d'enfer dans l'Aube, mais en Provence Verbo d'infer; c'est le nénupliar. » {Polybiblion, 1897.)

(î) On relève, mais moins souvent et pêle-môle, les terme*? : pas, pied ou patte de loup, de lion, de corbeau, d'oie, de canard. De cette imprécision inévitable, il n'y a pas à tenir compte.

(vi) Qui a directement passé en français, en italien, en espagnol,

igO LANGUE FRANÇAISE

chiu\ le sarde, erbo de ranas\ Tancien français, grenouillette] le polonais, zabiniek (i).

L'idée de jaune s'exprime en français par bouton d'or., jaunet, bassin d'or, fleur au beurre, idées que l'on retrouve dans le suédois elle danois, smorblomster {smœr, beurre), dans l'allemand dialectal, botterblum (fleur de beur- re), dans l'anglais, butter-rose, golden cup, horse-gold : cette dernière image, qui appelle les fleurs de la renoncule l'or du cheval, est particu- lièrement curieuse. Un dialecte suédois et l'is- landais appellent le bouton d'or fleur du soleil (solœga et soley) : c'est encore l'idée d'or ou de couleur jaune.

Ce partage de métaphores est assez fréquent ; ainsi la renouée, en latin centinodia (herbe aux cent nœuds), porte le même nom (herbe aux nœuds) en anglais, knot-grass', en flamand, knoopgras ; tandis que les langues Scandinaves la dénomment herbe du chemin (danois : wei- graes] suédois: trampgraes). Co^^iXe, plantain

en portugais. Il y a la forme ranouncles, en provençal, mais c'est la renoncule d'eau.

(i) Zaba, grenouille. Le mot s'applique peut-être plutôt à la renoncule d'eau.

LA METAPHORE I97

que les Allemands disent ivegerich. Cependant Hœfer (i) cite d'après le De physica de S. Hildegarde le mot iveggrass, le traduit par traînasse et Tidentifie au polygonum avicu- lare, lequel est bien la renouée. Burbaun (2) traduit centinodia par wegetritt.

Une renonculacée est appelée populairement queue de souris